Ti-Pierre et Jacqueline (1)
Ce récit véhicule des stéréotypes sexistes. Je vous recommande de le lire avec une distance critique et d’interroger les imaginaires qu’il convoque.
Il est bon de vous dire qu'une fois c'était un vieillard, sa femme et leur seul enfant, Ti-Pierre. Le vieillard, un jour, dit à sa femme : "Nous voilà vieux et incapables (2) de travailler. Si tu veux dire comme moi, nous allons donner à Ti-Pierre son héritage, pour qu'il aille se choisir une compagne." Comme ils sont d'accord, la vieille femme donne à Ti-Pierre son héritage : cinq sous en tout et pour tout, lui disant : "Voici ton héritage. Choisis-toi une compagne." — "Mais poupa ! répond-il, tu crois que c'est facile avec cinq sous de se choisir une compagne ? Surtout moi qui n'ai jamais rien fait que garder les troupeaux. On n'apprend pas grand éloquence là-dedans. Mais enfin, puisqu'il le faut, allons !"
Voilà donc que je (3) me mets mon habit, mes culottes de bouracan, (4) mes bottes de cuir cru, et ma tuque (5) barrée noire et rouge. Et puis, je pars au grand galop. Arrivé à une maison, je frappe à la porte. "Qui est-là ? Entrez !" J'entre. "Est-ce ici qu'il y a des filles à marier ?" je demande. "Oui, monsieur ! Assoyez-vous. Il y en a trois qui sont joliment grandettes. (6) — Joséphine, Tharèse, (7) et Margoulette, descendez ici ! Un monsieur voudrait vous voir." J'entends pif, pof ! dans l'escalier; ce sont les filles qui descendent. J'en ai la chair de poule, et me sens tout bête. Je m'approche de la cesse qui (8) me paraît la plus gentille, et lui dis : "Mamselle ! m'aimerez-vous toujours ?" La voilà qui part au grand galop, ses deux sœurs par derrière elle. Je vous dis que je reste bête ! Souhaitant le bonsoir à la mère, je prends la porte, (9) et continue mon chemin.
À la fin, je suis venu à bout de trouver ce qu'il me fallait : une compagne, une nommée Jacqueline. Je cré ben que ce n'était pas ce qu'il y avait de mieux ; mais, pour moi, j'en étais content.
Jacqueline et moi, nous voilà partis pour nous marier. C'était une grosse noce, et quelle suite! Il y avait : moi, Jacqueline, Tharèse, Margoulette, Suzon, Suzanne ; ce qui faisait trois grands cabarouets bien pleins. C'était beau de nous voir ! Une fois marié, je m'en fus avec Jacqueline m'établir sur la montagne. En chemin, nous rencontrons Gros-Jean, fumant sa pipe. "Ah ! Ti-Pierre, approche ! viens fumer une pipe avec moi." — "Ah ! oui, avec plaisir. Tu sais, Gros-Jean, que je suis marié ? Nous nous en allons nous établir sur la montagne." — " Ti vré " (10) — "Ah oui ! Tiens ! je te présente ma femme, Jacqueline." — "Jacqueline... son nom de famille, Ti-Pierre ?" — "Je ne le sais pas, Gros-Jean. . . . Ast'heure, tu vas nous escuser ; (11) nous allons nous établir sur la montagne."
Rendus sur la montagne, je me bâtis une maisonnette en branches d'épinette. "Dis rien, (12) Jacqueline ! Nous vivrons ben. Je fais tout ce que je veux de mes mains : d'abord, des manches de lavette, (13) des couverts de pots de chambre, des battoués (14) pour laver le linge. Tu vas voir comme nous allons être heureux tous les deux. Tu le sais, dans trois jours j'ai bâti notre maisonnette, et grèyé (15) la cuisine. J'ai fait un manche de lavette, une terrine en bois, un bassin pour se laver les mains. Tu vois qu'on n'est pas trop mal, pour des commençants." Nous faisions la soupe dans une vieille terrine ; nous mangions notre fricassée dans une cuvette défoncée, et une cuiller en bois nous suffisait à nous deux. Notre lit était fait de branches d'épinette. Je vous dis que nous n'étions pas trop mal grèyés, et quels amoureux nous étions ! Mariés pour toujours, toujours, c'était le bonheur ; et, des fois, (16) bras dessus, bras dessous, nous nous promenions. C'était beau nous voir !
Mais une chose ben triste je dois vous dire : au bout de trois mois ma pauvre Jacqueline a disparu. Et depuis, je n'en ai eu ni vent ni nouvelles.
Il faut qu'elle se trouve bien là où elle est, puisqu'elle ne revient pas. J'en juge par là (17).
1) Récité à Lorette, en août, 1914, par Mme Prudent Sioui, avec l'aide de son mari.
2) Le conteur dit : "et pu capables de travailler." Pu (i.e., plus) ici est équivalent à pas, et est abrégé de non plus.
3) Le reste de ce conte est un monologue dans la bouche de Ti-Pierre.
4) Ici prononcé bouragan.
5) Tuque, coiffure de laine, et ordinairement surmontée d'un gland.
6 Diminutif de grande.
7) Thérèse.
8) Le., celle qui.
9) Le., je sors précipitamment.
10) Pour c'est-il vrai, est-ce vrai ?
11) Le., excuser.
12) Le., ne dis rien.
13) Sioui disait navette.
14) Le., battoirs.
15) Le., meublé.
16) Le., quelquefois.
17) La mémoire des conteurs faisait défaut dans ce conte, qu'ils admettaient ne pouvoir réciter au complet.
Ti-Pierre et Jacqueline (33) dans Contes populaires canadiens par C.-Marius Barbe, The Journal of American Folk-lore, vol. XXIX, janvier-mars 1916, n° CXI, p. 132-133.
Site archive.org, consulté le 27 septembre 2025 :
https://ia801305.us.archive.org/15/items/contespopulaires00barb/contespopulaires00barb.pdf
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