Ntotoatsana
Ce récit véhicule des stéréotypes sexistes. Je vous recommande de le lire avec une distance critique et d’interroger les imaginaires qu’il convoque.
Il y avait une fois une fille de chef nommée Ntotoatsana ; son père n’avait en fait d’enfants qu’elle et son petit frère. C’était elle qui gardait les bestiaux, elle les menait même à leurs pâturages d’été (1). Un jour, comme elle gardait le bétail bien loin du village, un tourbillon survint, l’enleva et l’emporta bien loin à travers l’espace. Elle fut amenée vers une tribu de Ma-Tébélés (2), qui n’avaient qu’une jambe, qu’un bras, qu’un œil et qu’une oreille (3). Elle demeura avec eux et devint l’épouse du fils du chef de la tribu.
Son mari prit des cornes d’animaux et les enterra sous le sol de sa hutte ; un jour que Ntotoatsana essaya de s’enfuir, les cornes se mirent à crier :
Ou-ou-é-é ! voici Ntotoatsana, qu’un tourbillon a saisie et emportée.
Pendant qu’elle gardait les bestiaux de son père, les bestiaux de Sékoaé.
Alors les Ma-Tébélés arrivèrent en courant et la ramenèrent chez son mari.
Elle y demeura longtemps et mit au monde deux petites filles jumelles qui lui ressemblaient beaucoup. Les deux enfants grandirent, se développèrent et devinrent de grandes jeunes filles. Un jour qu’elles étaient allées à la fontaine puiser de l’eau, elles découvrirent des hommes cachés dans un fourré de roseaux ; c’était leur oncle maternel et ses serviteurs. Il leur demanda: « De qui êtes-vous filles ? — De Sélo-sé-maqoma (4) — Et votre mère, quel est son nom ? — Ntotoatsana. — De qui est-elle fille ? — Elle nous a raconté qu’elle avait été emportée par un tourbillon, pendant qu’elle paissait les bestiaux de son père. » Alors cet homme s’écria : « Ce sont bien là les enfants de ma sœur. » Alors lui et ses compagnons coupèrent un certain nombre de roseaux et en firent une botte qu’ils remirent aux jeunes filles en leur disant : « Dès que vous serez arrivées chez vous, cachez bien vite ces roseaux sous la peau de bœuf où votre mère a coutume de s’asseoir, mettez-vous à pleurer et dites-lui d’aller vous chercher à manger. »
Les jeunes filles firent en tout comme leur oncle leur avait ordonné ; pendant que leur mère était allée leur chercher à manger, vite elles cachèrent leurs roseaux sous la peau de bœuf. Quand leur mère revint et s’assit sur cette peau, les roseaux furent tous écrasés ; les deux fillettes fondirent en pleurs. Leur mère essaya de les consoler, leur promettant d’envoyer un jeune homme leur chercher d’autres roseaux, mais elles continuèrent à pleurer, disant qu’il fallait que ce fût leur mère elle-même qui allât leur en chercher.
Ntotoatsana se rendit donc à la fontaine pour y chercher des roseaux ; elle y rencontra son frère et le reconnut. Elle pleura de joie. Son frère lui demanda : « Quand reviendras-tu à la maison ? Pourquoi rester chez ces Ma-Tébélés, chez Sélo-sé-maqoma ? » Elle répondit : « Je ne puis pas m’en aller d’ici ; dès que j’essaie de m’enfuir, les cornes donnent l’alarme. » Il lui demanda : « De quelles cornes parles-tu ? comment peuvent-elles parler ? » Ntotoatsana répondit : « Ce sont des cornes magiques que mon mari a enterrées sous le sol de ma hutte. » Alors son frère lui dit : « Voici ce qu’il te faut faire ; fais chauffer de l’eau, verse-la dans ces cornes, puis bouche bien avec du moroko (5) ; ensuite, prends de grosses pierres et place-les sur les cornes. Quand tout le monde sera endormi, enfuis-toi avec tes deux enfants et viens nous rejoindre ici ».
Ntotoatsana retourna chez elle et dit à ses deux filles de lui faire chauffer de l’eau ; le soir elle prit cette eau chaude et la versa dans les cornes ; puis elle prit du moroko et en boucha l’ouverture des cornes ; ensuite, elle prit de grosses pierres et les plaça sur les cornes. Puis, quand tout le village fut plongé dans le sommeil, elle réveilla ses deux enfants et alla à la fontaine rejoindre son frère et ses deux compagnons. Ils s’enfuirent tous ensemble. Les cornes essayèrent de donner l’alarme, mais elles ne pouvaient que crier : « Ou-ou-ou ! » Les gens du village se dirent : « Ce sont des chiens qui aboient. » Pendant ce temps Ntotoatsana et sa troupe s'éloignaient rapidement ; ils marchèrent sans s’arrêter jusqu’au matin.
Comme ils étaient déjà bien loin, les cornes donnèrent l’alarme en criant :
Ou-ou-ou-é, voici Ntotoatsana, qu’un tourbilIon a saisie et emportée,
Pendant qu’elle gardait les bestiaux de son père, les bestiaux de Sékoac.
Les Ma-Tébélés se mirent à sa poursuite, à grands sauts de leur unique jambe. Gomme ils s’approchaient de Ntotoatsana et de ses compagnons et allaient les atteindre, ils s’aperçurent que ceux-ci tenaient en laisse un mouton noir. Alors le mouton se mit à chanter :
Hasé fouhlaélé fou, ha o na téma fou ! (6)
Les Ma-Tébélés s’arrêtèrent émerveillés, pendant que Ntotoatsana et ses compagnons continuaient leur marche. Puis le mouton dressa sa queue et se mit à danser en creusant la terre de ses sabots. Quand il s’aperçut que Ntotoatsana et ses compagnons étaient déjà bien loin, le mouton disparut soudain et alla les rejoindre.
Les Ma-Tébélés se précipitèrent de nouveau à leur poursuite ; chacun cherchait à dépasser les autres ; la plaine était couverte de Ma-Tébélés qui couraient. Bien vite, ils furent de nouveau en vue de Ntotoatsana. Alors le mouton recommença à chanter et à danser et les Ma-Tébélés de s’arrêter émerveillés à le regarder. Quand Ntotoatsana et ses compagnons eurent pris une grande avance, le mouton disparut soudain et alla les rejoindre. Les MaTébélés reprirent leur poursuite, en disant : « Par Maqoma (7), cette fois nous irons droit jusqu’à Ntotoatsana, sans nous laisser arrêter par ce sot petit mouton, quand bien même il se mettrait, à danser et à chanter d’une façon merveilleuse. » Quand ils furent près d’atteindre Ntotoatsana, le mouton se remit à chanter et à danser bien mieux encore qu’auparavant ; les Ma-Tébélés s’arrêtèrent émerveillés à le regarder. Puis, il disparut à leurs yeux. Alors les Ma-Tébélés perdirent courage ; ils retournèrent chez eux tout honteux, en disant : « Cette fois, elle nous a échappé pour de bon, la femme de notre chef. »
Ntotoatsana et son frère arrivèrent chez eux ; ils furent reçus avec une grande joie. Pendant son deuil, la mère de Ntotoatsana avait laissé tant croître ses cheveux qu’ils étaient aussi longs que la queue d’un oiseau. Maintenant elle les coupa. Puis elle invita tous ses amis et ses parents et fit une grande fête pour célébrer le retour de Ntotoatsana.
Remarques de l'auteur
1) C’est quelque chose d’absolument inusité chez les Bassoutos de voir une femme garder les bestiaux ; tous les soins à donner au bétail sont le partage exclusif des hommes.
2) Ma-Tébélés, c’est le nom que les Bassoutos donnent à toutes les tribus cafres, Zoulous aussi bien que Cafres, de la colonie du Cap. Généralement, ce nom ne s’applique qu’aux habitants du Matebeleland, qui s’étend au nord du Transvaal, entre le Limpopo et le Zambèze.
3) Dans le conte zoulou d’Umkxakaza (Callaway, pp. 181-217), nous trouvons un peuple semblable nommé les Amadhlungundhlebe.
4) Littéralement : « une chose rugueuse, couverte d’écailles », comme la carapace d’un crocodile. Le q se prononce avec un claquement. Les Cafres et les Bassoutos ont emprunté aux Bushmen et aux Hottentots ces sons étranges, qu’un Européen a de la peine à reproduire correctement.
5) Le moroko est ce qui reste de la farine de sorgho fermenté, quand on a préparé la bière indigène. Il a à peu près la consistance de la sciure de bois.
6) La chanson du mouton savant ne veut probablement rien dire ; j’ai en vain essayé d’en trouver une explication; il vaut mieux la laisser comme elle est que donner une version qui aurait toutes chances d’être fausse.
7) C’est la coutume des tribus sud-africaines de jurer par le nom de leurs chefs, morts ou vivants.
Ntotoatsana dans Contes populaires des Bassoutos (Afrique du sud) recueillis et traduits par Edouard Jacottet, Paris, Ed. Ernest Leroux, 1895, p. 245-252.
Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 : https://archive.org/details/contespopulaires00jaco/page/244/mode/2up
Édouard Jacottet, né en 1858 et mort en 1920, est un linguiste, folkloriste et missionnaire protestant suisse. Il est envoyé au Lesotho (anciennement Basutoland), en Afrique australe, par la Société des missions évangéliques de Paris. Jacottet y rencontre le peuple des Bassoutos (ou Basotho) dont il découvre les mœurs et les coutumes. Désireux au départ d’« apprendre à fond la langue du pays, [le sessouto, et de la] pénétrer complètement », il recueille une vaste collection de récits traditionnels qu’il transcrit, traduit et annote. Dans l’introduction des Contes populaires des Bassoutos, Jacottet explique que « la civilisation [européenne] et le christianisme tendent à modifier [le folklore du sud de l’Afrique], sinon à le supprimer complètement » dès le XIXème siècle. Voyant que « les jeunes gens ne connaissent presque plus [les] anciens » récits traditionnels de leur peuple, il se hâte alors de solliciter les « vieux et surtout [les] vieilles » pour collecter, et donc préserver, les histoires dont ielles se souviennent.
Les Contes populaires des Bassoutos de Jacottet, qui paraissent en France en 1895, constituent une source précieuse d’informations sur la culture sotho. Cependant, malgré la qualité de son travail, celui-ci s’inscrit dans un contexte colonial. Il convient donc d’appréhender les textes de Jacottet avec un regard critique en tenant compte de leurs biais culturels.
Edouard Jacottet, Contes populaires des Bassoutos (Afrique du sud), introduction, p. I-XXIII.
Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 : https://archive.org/details/8ZSUP309_20/page/n15/mode/2up
Site laboutiqueafricavivre.com, consulté le 29 octobre 2025 : https://www.laboutiqueafricavivre.com/livres/9879-contes-sotho-d-afrique-australe-9782811112615.html
Site www.pave.fr, consulté le 29 octobre 2025 : https://www.pave.fr/listeliv.php?form_recherche_avancee=ok&auteurs=edouard-jacottet
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Vous trouverez l’intégralité du recueil Contes populaires des Bassoutos (Afrique du sud) sur archive.org (L’oiseau qui fait du lait ; Polo et Khoahlakhoubedou ; Koumongoé ; Mosimodi et Mosimotsané, etc.).
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