Les deux prétendants
Il était une fois deux jeunes gens qui aimaient la même fille et qui rivalisaient pour l'épouser. La mère de la jeune fille avait pour tout bien deux vaches qu'elle aimait plus que tout. Une nuit, un lion pénétra chez la vieille et emporta l'une des deux vaches. Le lendemain, un des prétendants se présenta à la maison et trouva la vieille en larmes. Après les salutations d'usage, il lui dit :
- Comment vas-tu, ma tante ?
- Eh bien, mon fils, le malheur qui vient de me frapper est impossible à raconter.
- Quel est ce malheur ?
- Tu sais, je n'avais que deux vaches ; eh bien, dans la nuit, le lion s'est introduit dans la maison et en a emporté une, et je suis là maintenant toute malheureuse. Enfin, un croyant doit toujours s'accommoder d'une décision de Dieu.
Le prétendant lui dit alors :
- Mais, tante, ça ne vaut pas la peine de te désespérer !
- Oh que si !
Il passa la nuit et, le lendemain, il prit son fusil et partit en brousse. Il chercha le lion, le rencontra et épaula. Au premier coup, il le tua. Il lui coupa une oreille et revint à la maison :
- Tante, j'ai tué le lion !
- Non ! ce n'est pas possible !
- Mais si, je l'ai tué et bien tué, en voici la preuve !
Alors qu'il se rendait chez sa bien-aimée, le deuxième prétendant apprit la nouvelle ; il commença à se ronger les poings. Quand il arriva à la maison, il salua la mère. Elle était encore en larmes : sa seconde vache venait juste d'être enlevée par la lionne. La vieille se morfondait dans son coin. Le visiteur lui dit :
- Tante, il ne faut pas te lamenter pour si peu de choses.
- Mais si, je n'avais que deux vaches, la première a été enlevée par le lion, et voilà que celle qui me restait vient d'être abattue par la lionne. Pour la première, je peux au moins me consoler avec la mort du lion, mais pour la seconde, je suis sûre que je ne serai jamais vengée.
- Tante, ne dites pas cela.
- Je le dis et je le répète, ce n'est pas toi qui me vengeras.
- Bon, c'est ce que nous allons voir! Il passa la nuit et, le lendemain, s'arma d'un fusil à deux canons, d'un coupe-coupe, d'une hache, d'une sagaie, en somme de tout ce qui peut tuer ou blesser. Sa future belle-mère voulut lui donner du couscous à emporter, mais il lui demanda du mil. Il versa le tout dans une outre qu'il s'accrocha à la hanche, il emporta son fagot d'armes et le voilà parti pour la chasse. Il marcha longtemps et pénétra dans la forêt.
Il marcha encore et, soudain, il trouva la lionne endormie, étendue de tout son long dans un buisson. Il déposa ses armes et se mit à observer la reine au poil roux. Toutes sortes d'idées lui traversaient l'esprit. Il se saisit du fusil, épaula et se dit :
« Non, si je la tue, je n'arriverai certainement pas à avoir tout ce que je veux obtenir de cette bête. Je vais prendre le bâton et lui en assener quelques coups mortels; mais non, cela est imprudent. Je vais plutôt prendre la sagaie et la lui planter dans le ventre, puisqu'elle est couchée ; ensuite, je m'allongerai dessus, elle ne se relèvera sûrement pas... Mais n'est-ce pas imprudent ? Attendez, je vais faire ce qu'il y a de plus sûr. »
Il s'approcha donc de la lionne et, arrivé près d'elle, il lui administra de toutes ses forces une claque magistrale. L'animal bondit de son côté et le chasseur du sien, et en avant pour la course ! Comme une flèche, le bonhomme se met devant la bête, qui essaie de rattraper son ennemi ventre à terre. La poursuite continue de plus belle par monts et par vaux ; le chasseur augmente sans cesse son avance. A un moment, la lionne court dans la vallée pendant que l'homme dévale l'autre versant.
Puis le chasseur devance la bête de deux collines et de deux vallées et enfin il disparaît complètement, laissant son ennemie loin derrière lui. Exténué par cette longue course harassante, l'homme finit par arriver sous l'ombre d'un bara (arbre géant du Cayor). Là, il s'assied pour se reposer et bientôt se met à somnoler. Il s'endort. Pendant ce temps, la lionne, elle, ne s'arrêtait pas, elle continuait la course, grimpant et dévalant les collines. Elle réduisit la distance et arriva bientôt devant l'arbre sous lequel dormait le chasseur.
Juste au moment où elle allait dépasser le bara, l'homme eut un sursaut et poussa un cri si déchirant que la lionne effrayée tomba raide morte. Il se leva alors, lui coupa une oreille et s'en alla vers le village. Arrivé chez sa future belle-mère, il cria triomphalement :
- Ca y est, j'ai tué la lionne !
- Pas possible ! répliqua la vieille.
- Mais si, je l'ai tuée, et en voici la preuve, car je lui ai coupé une oreille. Maintenant, apportez-moi deux calebasses !
- Pourquoi faire ?
- Apportez-les, vous verrez !
On les lui apporta, il détacha son outre et versa de la farine fine dans l'une des calebasses, et des résidus de mouture dans l'autre. Le mil qu'il avait emporté avait été pilé par les coups de talon qui frappaient l'outre au plus fort de sa course. La belle-mère stupéfaite demanda :
- Mais d'où vient cette farine ?
- Ne cherche pas à savoir, ma tante, sache seulement que tu as un homme digne d'être ton gendre.
Les deux prétendants (1), histoire racontée par Mor Diouf, dans Contes wolof du Baol (1968) recueillis et adaptés par Jean Copans et Philippe Couty, d'après une traduction de Ben Khatab Dia, Paris, Union générale d'éditions, 1976, p. 43-46.
Site horizon.documentation.ird.fr, consulté le 29 octobre 2025 :
https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers18-01/08989.pdf
Jean Copans est anthropologue et sociologue africaniste, associé à l’IMAF (Institut des mondes africains) et Philippe Couty est chercheur à l'ORSTOM (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer). Ils ont adapté les Contes wolof du Baol qu’ils ont recueillis en 1967 à Yassy (Missirah), au Sénégal en s’appuyant sur la traduction de M~ Ben Khatab Dia du C.L.A.D. (Centre de linguistiqué appliquée de Dakar).
Sur les Contes wolof du Baol :
Jean Copans et Philippe Couty, op.cit., avertissement par Philippe Couty, p. 7.
Notice détaillée, sudoc, site www.sudoc.abes.fr, consulté le 29 octobre 2025 : https://www.sudoc.abes.fr/cbs/DB=2.1//SRCH?IKT=12&TRM=00127466X
Sur Philippe Couty :
Notice biographique, Ed. Chandeigne, site editionschandeigne.fr, consulté le 29 octobre 2025 :
https://editionschandeigne.fr/traducteur/philippe-couty/
Sur Jean Copans :
Notice biographique, IMAF (Institut des mondes africains), site imaf.cnrs.fr, consulté le 29 octobre 2025 :
https://imaf.cnrs.fr/spip.php?article743
"Publication | Jean Copans, L’anthropologue sans cochons", Canthel - Centre d'Anthropologie Culturelle, site canthel.shs.parisdescartes.fr, consulté le 29 octobre 2025 : http://canthel.shs.parisdescartes.fr/publication-jean-copans-lanthropologie-sans-cochons/
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Vous trouverez l’intégralité des Contes wolof du Baol sur horizon.documentation.ird.fr (L’amateur d’œufs ; Le laveur de cadavres; Comment guérir la peur ; Samba de la vallée, Samba de la montagne et Sadinghale ; Un menteur renommé ; La vengeance du lièvre, etc.).
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