Les deux frères
Ce récit véhicule des stéréotypes sexistes. Je vous recommande de le lire avec une distance critique et d’interroger les imaginaires qu’il convoque.
Un voleur avait deux enfants. Quand il fut mort, ceux-ci se mirent à travailler la terre et ne gagnèrent rien ; ils essayèrent l’état de parfumeurs, ils essayèrent tous les métiers et ne gagnèrent rien. Un jour ils dirent à leur mère :
« Que faisait notre père ? »
— « O mes enfants, répondit-elle, votre père travaillait la terre et vendait des parfums. »
— « Non, reprirent les enfants, ce n’était pas là son métier. »
Ils ouvrirent le coffre aux provisions, y prirent des pinces de voleur et dirent à leur mère :
« Où demeure le compagnon de notre père ? »
— « Il est à un tel endroit, » répondit la mère. Les enfants se rendirent chez lui.
« Où demeure un tel ? » demandèrent-ils au premier passant.
« Soyez les bienvenus, enfants, répondit l'inconnu, je suis celui que vous cherchez. »
— « Que Dieu te protège, reprirent les deux frères, puisque tu étais le compagnon de notre père, nous venons apprendre de toi l’art de voler. »
— « Votre père est mort, repartit celui-ci, maintenant qu’il n’est plus de ce monde, j’abandonne le métier. »
— « Allons toujours, dirent les enfants. »
— « Eh bien, allons. »
Ils partirent tous les trois. Arrivés près d’un chêne, ils y aperçurent un nid d’épervier; l’homme grimpa sur l’arbre, il saisit l’épervier endormi et le déposa dans son capuchon sans le réveiller. L’aîné des enfants monta derrière lui et prit l’oiseau sans le réveiller. L’autre enfant enleva l’oiseau du capuchon de son frère sans le réveiller. En arrivant à terre, chacun regarda son capuchon, point d’épervier ; l’enfant l’avait déposé sur ses petits sans le réveiller. Ils se remirent en route. Ne trouvant rien à voler, ils cernèrent une maison ; à la fin, ils en escaladèrent les murs et grimpèrent sur le toit. Ils y pratiquèrent une ouverture ; l’un d’eux descendit dans la maison qu'il dévalisa, et ils revinrent chez eux. Peu de temps après, leur compagnon mourut. Or, la maison qu’ils avaient pillée appartenait au roi. Celui-ci alla chez un vieillard et lui dit :
« O vieillard, on m’a volé, mais je ne vois pas par où. »
Le vieillard lui répondit :
« Porte des fagots dans ta maison, mets-y le feu, tu trouveras le passage des voleurs par où s’échappera la fumée. »
Le roi porta des fagots dans sa maison, y mit le feu et remarqua par où s’échappait la fumée. Il revint chez le vieillard et lui dit :
« O vieillard, j’ai remarqué par où s’échappait la fumée. »
— « Va, répondit celui-ci, place un piège à cet endroit même. »
Le roi y tendit un piège. La nuit suivante, les enfants revinrent ; l’un d’eux entra par l’ouverture du toit, se chargea de pièces d’or et de toutes sortes de riches objets. Tout à coup il se mit à crier :
« Tire-moi, ô mon frère, tire-moi. »
L’enfant tira, rien ne vint :
« O mon frère, je suis pris. »
— « Comment te tirerai-je ? »
— « Coupe-moi la tête. »
— « Je crains que tu ne meures. »
— « Peu importe que tu me laisses ici. »
— « Par mon visage, si tu meurs, moi aussi je mourrai. »
Il prit un couteau, s’approcha de son frère, lui coupa la tête, la porta à sa maison dans un sac en peau et dit à sa mère :
« Si tu veux apprendre quelque chose, ne pleure pas et ne meurs pas, voici la tête de mon frère. »
— « Je ne pleurerai pas, » répondit-elle.
Le lendemain, le roi, à peine levé, courut au piège et y trouva un corps sans tête. Il alla chez le vieillard et lui dit :
« O vieillard, celui que j’ai pris n'a point de tête. »
— « Va, répondit le vieillard, plante un clou dans son cou, un autre dans sa main droite, un autre dans sa main gauche, un autre dans son pied droit, un autre dans son pied gauche et le maître du corps viendra le réclamer. »
Le jeune homme dit à sa mère :
« O ma mère, si tu veux enlever le corps de mon frère, prends une cruche d'huile sur ta tête, tu feindras de l’avoir laisser tomber dans la rue, et tu t’écrieras en gémissant : 'O mes chers orphelins, que mangerez-vous ?' »
Ainsi fit la mère. Le roi la rencontra sur son passage :
« Arrière, vilaine, » lui dit-il.
« Hélas, seigneur, répondit celle-ci, cette cruche d’huile m’a échappé, et mes enfants n’ont rien à manger. »
— « Va-t'en » reprit le roi, et il remplit la cruche de louis d’or. La mère courut à sa maison. Dans la soirée, son fils se présenta au palais du roi, et se mêla au corps de garde.
« Comment est fait Azrain, l’ange de la mort ? » demandèrent quelques soldats.
« Il est habillé de blanc, répondirent les autres, ses dents sont semblables à celles d’un peigne, son visage est noir comme la suie, il porte en main un gros bâton. »
Sur ces paroles, le jeune homme qui tenait en main un gourdin se mit à frapper de côté et d’autre, et les soldats prirent la fuite. Il enleva le corps de son frère et le porta à sa mère. Le lendemain matin, le roi visita la prison et dit aux gardes :
« Où est l’enfant qui était ici hier ? »
Les soldats répondirent ;
« Seigneur, Azrain est venu au milieu de nous et l’a enlevé. »
Le roi fit trancher la tète à deux cents d’entre eux. Il alla consulter le vieillard et lui dit :
« Ils ont enlevé même celui-là. »
— « Il n’a pas fini de te maltraiter, répondit le vieillard ; sème des louis d’or devant ton palais et place des sentinelles pour les garder, celui qui viendra enlever l’argent, c’est le coupable en personne. »
Le roi suivit ce conseil.
Le jeune homme alla louer des chameaux, il enduisit leurs pattes de glu et les fit passer devant le palais en criant :
« Hao, hao, hao ! »
Les bêtes défilèrent sous les yeux des gardes étonnés et enlevèrent les louis d’or. Le roi vint, les louis avaient disparu. Il retourna chez le vieillard et lui dit :
« Les louis d’or que j’avais semés devant le palais, ont disparu. »
— « Prends une gazelle, répondit le vieillard, pare-la d’or et d’argent, et donne-lui la liberté d’entrer où bon lui semblera. »
Le roi revint au palais, il para une gazelle d’or et d’argent, et la laissa errer librement. La bête entra dans la maison du voleur qui la tua. Le roi attendait le retour de la gazelle, elle ne reparut pas. Il dit aux habitants de la ville :
« J’enrichirai celui qui m’apportera de la viande de gazelle, si Dieu lui est favorable. »
Une vieille femme lui fit répondre :
« Ce sera moi qui en apporterai. »
Elle se mit à courir de maison en maison :
« Donnez-moi un peu de viande de gazelle, répétait-elle, c’est un remède contre la fièvre. »
Elle arriva à la maison du voleur :
« Donnez-moi un peu de viande de gazelle, dit-elle, les gens la reçoivent volontiers contre la fièvre. »
La mère du voleur lui en donna un morceau. Le voleur la rencontra et lui demanda d’où elle venait :
« O mon fils, répondit-elle, je porte un peu de viande de gazelle que les gens m’achètent volontiers contre la fièvre. »
— « Viens avec moi, lui dit-il, je t’en donnerai encore. »
Arrivé à sa maison, il tua la vieille. Le roi alla de nouveau chez le vieillard et lui dit :
« J’ai envoyé une gazelle, on l’a tuée ; j’ai envoyé une vieille femme, on l’a tuée. »
— « Eh bien, répondit le vieillard, prépare un festin à tous les habitants, celui qui choisira les mets sera le voleur en personne. »
Le roi mit des soldats en observation. Toute la ville fut invitée, on se mit à table. Le voleur choisit les mets qui l’attiraient davantage. Un des soldats le saisit et lui coupa un côté de la moustache. Le voleur, en se levant, voulut saisir le soldat par la sienne, il le trouva rasé ; il se retira à l’instant et se rasa entièrement. Les soldats coururent chez le roi et lui dirent :
« Nous avons trouvé celui qui t’a pillé, nous lui avons rasé un côté de la moustache. »
Le roi accourut et trouva tous les invités entièrement rasés. Désespérant de découvrir celui qu’il cherchait, il fit publier la déclaration suivante :
« Que l’auteur du fait en question se présente, je lui donne ma fille gratis, je lui cède mon trône et je deviens son premier ministre. »
Le voleur se présenta au roi et lui dit :
« Seigneur, c’est moi qui ai fait cela, cela, cela. »
Les deux frères (III) dans Recueil de contes populaires de la Kabylie du Djurdjura recueillis et traduits par J. Rivière, Paris, Ed. Ernest Leroux, 1882, p. 13-19.
Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 :
https://dn790004.ca.archive.org/0/items/recueildecontesp00unse_3/recueildecontesp00unse_3.pdf
Joseph Rivière, né en 1853 et mort en 1883, est un instituteur, prêtre jésuite, missionnaire et folkloriste français. Membre de la Compagnie de Jésus, il est envoyé en Kabylie puis au Zambèze, un fleuve d’Afrique australe. Rivière s’immerge trois ans dans plusieurs tribus du Djurdjura, en Algérie, où il collecte, transcrit et traduit des récits populaires transmis par des conteur.euses berbérophones. Son recueil, paru en 1882, constitue une source précieuse d’informations sur la culture kabyle, culture de l’oralité. Toutefois, le travail de Rivière s’inscrit dans un contexte colonial. Il convient donc d’appréhender ses textes avec un regard critique en tenant compte de leurs biais culturels.
Joseph Rivière op. cit, préface, p. III-VI.
Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 : https://archive.org/details/recueildecontesp00unse_3/page/n5/mode/2up
Site catalogue.bnf.fr, consulté le 29 octobre 2025 : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb10634325z
Bonnay, Le père Joseph Rivière, de la Compagnie de Jésus, missionnaire de la Kabylie et du Zambèze, élève de l'école apostolique d'Avignon : vie et souvenirs / par un père de la Compagnie de Jésus, avant-propos, Prades-Freydier, Le Puy, 1885, p. 5-7.
Site gallica.bnf.fr, consulté le 29 octobre 2025 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k104255h/f4.item.texteImage
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