Le foie du mouton

Il était une fois un militaire qui revenait de la guerre. Sur son chemin il rencontra un homme qui lui proposa de faire route avec lui ; le militaire y consentit. Les deux compagnons étant venus à passer auprès d'un troupeau de moutons : « Tiens, » dit l'homme au militaire, « voici trois cents francs ; tu vas m'acheter un mouton, et nous le ferons cuire pour notre repas. »

Le militaire prit l'argent et alla demander au berger de lui vendre un mouton. « C'est impossible, » dit le berger, « le troupeau ne m'appartient pas. — Je te paierai cent francs pour un mouton, » dit l'autre. Finalement, le berger accepta le marché, et le militaire revint avec la bête.

« Maintenant, » lui dit son compagnon, « nous allons apprêter notre repas. Va d'abord me chercher de l'eau. » Et il lui donna un vase sans fond. Le militaire puisa à la plus prochaine fontaine, mais il ne put rapporter une goutte d'eau ; il fallut que l'homme y allât lui-même.

Le militaire, pendant l'absence de son compagnon, s'occupa de faire rôtir le mouton, et, tout en tournant la broche, il prit le foie et le mangea. L'homme, de retour, demanda ce qu'était devenu le foie du mouton. « Le mouton n'en avait pas, » répondit le militaire. — « Un mouton qui n'a pas de foie! cela ne s'est jamais vu. — Moi, » dit le militaire, « je l'ai déjà vu. — Combien a coûté le mouton ? » reprit l'homme. — « Il a coûté les trois cents francs que vous m'avez donnés. — Tu as gardé une partie de l'argent, » dit l'homme ; « autrement tu aurais pu rapporter l'eau dans le vase sans fond. Mais passe pour cette fois. »

Ils poursuivirent leur route et entrèrent chez une vieille dame, qui avait bien quatre-vingts ans et qui était fort riche. Elle avait promis la moitié de sa fortune à celui qui pourrait la faire redevenir jeune comme à quinze ans. L'homme s'offrit à la rajeunir. Il commença par la tuer, puis il brûla son corps, mit les cendres dans un linge et fit une fois le tour du puits. Aussitôt la vieille dame se retrouva sur pied, pleine de vie et de santé, et jeune comme à quinze ans ; elle paya bien volontiers le prix de son rajeunissement. Quelque temps après, l'homme rendit encore le même service à une autre vieille dame, et reçut la même récompense.

Or cet homme était le bon Dieu qui avait pris la forme d'un voyageur. Il fit trois parts de l'argent et dit au militaire : « As-tu mangé le foie du mouton ? — Non, je ne l'ai pas mangé. — Eh bien ! celui qui l'a mangé aura deux de ces trois parts. — Oh ! alors, » dit l'autre, « c'est moi qui l'ai mangé. — Prends tout, » dit le bon Dieu, « mais tu auras encore besoin de moi. » Et il le quitta.

Le militaire continua son voyage et eut encore une fois la chance de rencontrer une vieille dame qui voulait aussi rajeunir. Il entreprit la chose et fit tout ce qu'il avait vu faire au bon Dieu : il tua la dame, brûla son corps, mit les cendres dans un linge et tourna une fois autour du puits ; mais ce fut peine perdue. Il refit jusqu'à six fois le tour du puits, sans plus de succès. La justice arriva, et notre homme allait être conduit en prison quand, fort heureusement pour lui, le bon Dieu le tira d'affaire en ressuscitant la vieille dame. Le militaire remercia le bon Dieu, et se promit bien de ne plus s'aviser à l'avenir de vouloir rajeunir les gens.

                                                                                       Remarques de l'auteur

Le conte qui, à notre connaissance, se rapproche le plus du conte lorrain, est un conte toscan (Nerucci, n°31) : Pipetta, soldat revenant de la guerre avec trois sous seulement dans sa poche, en donne successivement deux à deux vieux pauvres et partage le dernier avec un troisième. Celui-ci (en réalité, les trois sont un seul et même personnage mystérieux) dit à Pipetta d'aller chercher un mouton à tel endroit: le berger à qui il en demandera un le lui donnera. Pipetta rapporte, en effet, un mouton, et ils le font cuire. Quand il est cuit, le vieillard dit à Pipetta qu'il voudrait manger le cœur. Mais Pipetta l'a lui-même mangé, pendant qu'il surveillait la cuisine. Il répond que le mouton n'avait pas de cœur. Les deux compagnons se mettent en route. — Bientôt ils ont une rivière à passer; Pipetta a de l'eau jusqu'aux genoux. Le vieillard lui demande si vraiment le mouton n'avait pas de cœur, « Non, » dit Pipetta, « il n'en avait pas. » Alors l'eau lui monte jusqu'au cou; il persiste à nier. L'eau monte encore; il en a par dessus la tête, qu'il fait encore signe que non. Le vieillard, qui ne veut pas sa mort, fait baisser l'eau, et ils arrivent sains et saufs sur l'autre bord. — Le vieillard se présente avec Pipetta devant un roi dont la fille est atteinte d'une maladie mortelle, promettant de la guérir. Le roi le prévient que, s'il ne réussit pas, il y va de sa tête. Le vieillard ; accompagné de Pipetta, s'enferme avec la malade dans une chambre où il y a un four; quand le four est bien chauffé, il y met la princesse. Au bout de trois jours, il tire du four un monceau de cendres ; il prononce dessus certaines paroles, et voilà la princesse debout, vivante et bien portante. Le roi fait conduire les deux compagnons dans son trésor, et Pipetta prend tout l'argent qu'il peut emporter. Quand il s'agit de partager, le vieillard fait trois tas de l'argent: le troisième sera pour celui qui a mangé le cœur du mouton. « C'est moi qui l'ai mangé », dit Pipetta. Plus tard, après s'être séparé du vieillard, Pipetta veut, lui aussi, guérir la fille d'un roi par le moyen qu'il a vu employer par son compagnon. Mais, naturellement, il ne réussit pas. On est en train de le conduire au supplice, quand le vieillard apparaît, ressuscite la princesse et sauve Pipetta.

Dans ce conte italien, il n'est pas dit qui est ce vieillard mystérieux. Dans un conte hessois (Grimm, III, p. 129), dans un conte autrichien (Grimm, n°81), et aussi dans un conte souabe (Meier, n°62), qui pourrait bien dériver directement du livre des frères Grimm, c'est saint Pierre. Le conte hessois a tous les épisodes du conte italien; dans le conte autrichien, il manque (comme dans notre conte) l'épisode de la rivière. — Tous ces contes, ainsi qu'un conte de la Flandre française (Deulin, II, p. 116 seq.), rattachent à ce récit une seconde partie appartenant à un autre thème.

Dans les contes qui vont suivre, ce n'est plus saint Pierre qui joue le grand rôle. Dans un conte de la Basse-Bretagne (Luzel, Légendes, I, p. 30), où le cadre général du récit est tout particulier, c'est Notre-Seigneur, voyageant avec saint Pierre et saint Jean. Dans un conte catalan (Maspons, p. 56) et dans un conte allemand du duché d'Oldenbourg (Strackerjan, II, p. 301), c'est Notre-Seigneur avec saint Pierre seulement.

Dans le conte oldenbourgeois, complet, mais assez altéré, ce n'est pas le cœur d'un mouton ou d'un agneau (comme dans presque tous les contes indiqués ci-dessus) ou le cœur d'un lièvre (comme dans le conte flamand) que le héros a mangé; c'est la seconde moitié d'un pain, dont la première lui avait été précédemment donnée. — Même chose, ou à peu près, dans un conte russe (Ralston, p. 351), où le vieillard est saint Nicolas.

Le conte catalan et un conte toscan (Gubernatis, Novelline di Santo-Stefano, n°31) n'ont que l'épisode des guérisons. Dans le conte toscan, c'est Jésus [p. 288]qui a pris la forme d'un vieux pauvre; dans le conte catalan, c'est saint Pierre, et le commencement ressemble beaucoup à celui du conte toscan de la collection Nerucci, analysé plus haut. — Un conte tchèque de Bohême (Wenzig, p. 88) n'a que l'épisode des parts. Saint Pierre, ou plutôt Pierre, comme dans le conte lorrain cité en note, joue vis-à-vis de Jésus un rôle analogue à celui du soldat des contes lorrain, autrichien, etc. Il fait semblant de ne pas entendre quand le Maître lui demande ce qu'est devenu l'un des trois fromages que Pierre est allé acheter. Le conte se termine par une leçon morale.

Dans les contes autrichien, hessois, flamand et catalan, le héros est, comme dans notre conte et dans le conte toscan de la collection Nerucci, un ancien soldat.

Guillaume Grimm donne l'analyse d'un conte semblable qui se trouve dans un livre allemand, imprimé probablement en 1551, le Wegkürzer, de Martinus Montanus. Là, les deux compagnons sont le bon Dieu et un Souabe. Le bon Dieu ayant ressuscité un mort, on lui donne cent florins en récompense. Suit l'épisode de l'agneau, dont le Souabe mange le foie, comme dans le conte lorrain. Puis le Souabe veut ressusciter, lui aussi, un mort, et il est sauvé de la potence par le bon Dieu. Enfin les cent florins sont partagés en trois parts, et le Souabe s'empresse de dire qu'il a mangé le foie de l'agneau.

G. Grimm résume encore un autre conte de la même époque, qui met en scène saint Pierre et un lansquenet, et il relève des allusions à des contes de ce genre dans des livres du XVIe et du XVIIe siècle.

Le Novellino italien, qui date du XIIIe siècle ou de la première moitié du XIVe (Romania, 1873, p. 400), contient une nouvelle dont se rapproche beaucoup le conte allemand du XVIe siècle. Voir, dans la Romania (1874, p. 181), l'analyse qu'en a donnée M. d'Ancona et les remarques dont il l'a accompagnée. Les personnages de ce conte italien sont le bon Dieu et un jongleur. Au lieu du foie d'un agneau, le jongleur mange les rognons d'un chevreau.

En Orient, on peut citer un petit poème persan de la première moitié du XIIIe siècle, dont la source, — au moins la source immédiate, — est évidemment chrétienne (Zeitschrift der Deutschen Morgenlændischen Gesellschaft, XIV, p. 280). Là, comme dans le conte oldenbourgeois (comparer aussi le conte russe), c'est un morceau de pain que le compagnon de Jésus nie avoir mangé pendant l'absence de celui-ci. Jésus lui donne des preuves de sa puissance en le faisant marcher avec lui sur la mer, puis en rassemblant les os d'un faon qu'ils ont mangé ensemble et en rendant la vie à l'animal, et chaque fois il demande à son compagnon s'il a mangé le pain. L'autre persiste toujours à nier. Mais quand Jésus a changé en or trois monticules de terre et dit que la troisième part appartiendra à celui qui a mangé le pain, l'homme s'empresse de dire que c'est lui.

Le foie de mouton (XXX) dans Contes populaires de Lorraine (comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers et précédés d'un essai sur l'origine et la propagation des contes populaires européens)(1886), recueillis par Emmanuel Cosquin, Paris, Ed. Vieweg, tome 1, p. 285-288.

Site gutenberg.org, consulté le 13 septembre 2025 :

https://www.gutenberg.org/files/57892/57892-h/57892-h.htm#XXX

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