Le chacal, la colombe et la panthère
Une colombe avait une nichée de trois petits ; un chacal vint vers elle et, se tenant au bas du rocher, lui cria : « Ohé ! colombe ! colombe ! » La colombe lui demanda : « Que veux-tu ? » Le chacal répondit : « Donne-moi un de tes petits ou je saute jusqu’à ton nid. » La colombe lui jeta un de ses petits, que le chacal mangea ; puis il s’en retourna chez lui. La colombe resta dans son nid à se désoler. Un héron vint à passer ; il lui demanda : « Qu’as-tu à pleurer ainsi, colombe ? » Elle lui répondit : « Le chacal m’a demandé de lui donner un de mes petits ; il m’a dit que si je refusais, il sauterait jusqu’à mon nid et les mangerait tous. » Le héron lui dit : « Il ne l’aurait pu faire, c’est un menteur ; il ne saurait sauter si haut ; il t’a trompée afin de manger tes petits. » Puis il continua sa route. A peine était-il parti que le chacal était de retour ; il cria à la colombe : « Ohé ! colombe, donne-moi un de tes petits, ou je saute jusqu’à ton nid. » La colombe lui répondit : « Je n’en ferai rien. » Le chacal essaya de sauter, mais ne réussit qu’à se blesser au rocher, et recommença à dire : « Ohé ! colombe, dépêche-toi de m’en donner un ou je vous tue tous. » Elle lui répondit : « Je n’en ferai rien; tu ne saurais arriver jusqu’à nous ». Le chacal lui dit alors : « Dis donc, colombe, qui t’a rendue si intelligente depuis ce matin ? » La colombe répondit : « Le héron vient de me dire que tu ne saurais sauter jusqu’à mon nid. » Le chacal lui demanda : « Où est-il allé, ce héron-là ? » La colombe répondit : « Le voilà là-bas au milieu des roseaux. »
Alors le chacal la quitta et alla vers le héron ; quand il fut près de lui, il lui demanda : « Dis-moi, héron, quand le vent vient de là-bas, de quel côté te tournes-tu ? » Le héron répliqua : « Et toi de quel côté te tournes-tu ? » Le chacal répondit : « Moi, je me tourne de ce côté-ci. » Le héron ajouta : « Moi aussi je me tourne du côté où tu te tournes toi-même. » Le chacal demanda de nouveau : « Et quand le vent vient de cette direction, de quel côté te tournes-tu ? » Le héron répliqua : « Et toi, de quel côté te tournes-tu ? » Le chacal répondit : « Moi, je me tourne de ce côté-là. » Alors le héron dit : « Moi aussi je me tourne du côté où tu te tournes toi-même. » Le chacal demanda de nouveau : « Quand la pluie vient de là-bas, de quel côté te tournes-tu ? » Le héron répliqua : « Et toi de quel côté te tournes-tu ? » Le chacal répondit : « Moi, je me tourne de ce côté-ci. » Alors le héron dit : « Moi aussi, je me tourne du côté où tu te tournes toi-même. » Le chacal demanda de nouveau : « Quand la pluie tombe tout droit, comment fais-tu ? » Le héron répliqua : « Et toi-même comment fais-tu ? » Le chacal répondit : « Moi je fais ainsi ; je me couvre la tête de mes pattes. » Alors le héron lui dit : « Moi aussi je fais comme toi, je me couvre la tête de mes ailes. » Comme le héron faisait ainsi, et avait recouvert sa tête de ses ailes, le chacal le saisit par le cou. Le héron le supplia d’avoir pitié de lui, mais le chacal lui répondit : « Je te dévorerai, parce que tu as appris à la colombe à se jouer de moi. » Alors le héron lui dit : « Si tu me laisses la vie, je te montrerai l’endroit où une panthère a mis bas. » Le chacal lui répondit : « Montre-moi bien vite l’endroit. » Le héron le lui montra ; alors le chacal le laissa s’envoler, en lui disant : « Maintenant tu peux t’en aller, mon ami, puisque tu m’as conduit à un endroit où je trouverai beaucoup de viande à manger. »
Le chacal vint vers la panthère et lui dit : « Panthère, veux-tu que je prenne soin de tes enfants, pendant que tu es à la chasse ? » La panthère lui répondit : « C’est bien, prends-en soin ; ils pleurent toujours pendant que je suis à la chasse. » Alors le chacal entra dans la tanière de la panthère ; il s’y trouvait dix petits. Le chacal se hâta d’en dévorer un. Le soir la panthère revint de la chasse et se tint devant sa tanière, en dehors ; elle dit : « Chacal, fais sortir mes petits. » Le chacal en fit sortir un ; quand la panthère l’eut allaité, il le fit rentrer, et en fit sortir un second, puis un troisième, un quatrième, etc., jusqu’au neuvième, qu’il fit sortir deux fois, afin que la panthère crût que ses dix petits étaient toujours là.
Le lendemain, quand la panthère fut à la chasse, le chacal dévora un autre des petits de la panthère ; il n’en resta plus que huit. Le soir, à son retour de la chasse, la panthère dit : « Chacal, fais sortir mes petits. » Le chacal en fit d’abord sortir un, puis le fit rentrer quand sa mère l’eut allaité ; puis il en fit sortir un second, un troisième, un quatrième, etc. jusqu’au huitième, qu’il fit sortir trois fois, pour parfaire la dizaine.
Le lendemain, le chacal dévora un autre des petits de la panthère, qu’il réussit toujours à tromper de la même manière. Il mangeait chaque jour un nouveau petit, sans que la panthère s’aperçût de sa ruse. Enfin, quand il n’en resta qu’un il le fit sortir dix fois de suite pour téter sa mère. Le lendemain, quand la panthère fut à la chasse, le chacal dévora le dernier des petits dès le matin, et pendant le reste du jour il s’occupa à percer un trou sur le derrière de la tanière. Le soir, à son retour de la chasse, la panthère lui dit : « Chacal, fais sortir mes petits. » Le chacal répondit : « Tu les as tous mangés, et ensuite tu viens me dire : Chacal, fais sortir mes enfants. » La panthère répéta une seconde fois : « Chacal, fais sortir mes enfants. » Comme elle ne recevait pas de réponse, elle finit par entrer dans la tanière, d’où le chacal venait de sortir par l’ouverture qu’il avait pratiquée. Elle chercha partout ses petits et ne les trouva pas ; alors elle sortit par la même ouverture que le chacal et se mit à le poursuivre.
Tout en fuyant, le chacal découvrit un essaim d’abeilles qui avaient déposé leur miel dans une fente de rocher. Il s’arrêta là ; la panthère l'y rejoignit et lui demanda : « Chacal, où sont mes petits ? » Le chacal lui répondit : « Ils sont là-dedans ; c’est là que je leur fais l’école » La panthère répliqua : « Où donc ? je ne les vois pas. » Le chacal lui dit : « Viens seulement par ici ; tu entendras comme ils chantent bien. » La panthère s’approcha de la fente de rocher et écouta ; le chacal lui dit : « C’est là que sont tes enfants, ne les entends-tu pas ? » Puis il s’esquiva rapidement, laissant la panthère occupée à écouter le chant de ses petits.
Un babouin s’approcha d’elle et lui demanda : « Que fais-tu là, panthère ? » La panthère lui répondit : « J’écoute mes enfants chanter ; c’est là que le chacal leur fait l’école. » Alors le babouin prit un bâton et l’agita en tous sens dans la fente du rocher, en disant : « C’est bien ; je vais les voir aujourd’hui, tes enfants. » Les abeilles sortirent en essaim serré et s’élancèrent furieuses contre la panthère ; quant au babouin il grimpa prestement le long des rochers et fut bien vite hors d’atteinte. De là-haut il cria à la panthère : « Les voilà donc, tes enfants ! » De loin le chacal excitait les abeilles et leur criait : « Piquez-la bien, ne lâchez pas prise. » La panthère s’enfuit à toutes jambes et se précipita dans un étang qui se trouvait là ; mais chaque fois qu’elle élevait la tête hors de l’eau, les abeilles recommençaient à la piquer ; elle était obligée de plonger la tête dans l'eau à chaque instant, de sorte qu’elle fut bientôt noyée.
Remarques de l'auteur
1) Cette fable est très probablement d’origine hottentote ou bushmen. La première partie est, en effet très semblable à deux fables citées par Bleek, la Colombe et le Héron, et le Coq (Hottentot Fables and Taies , p. 21-2Z). D’ailleurs les vieux Bassoutos ne la connaissent pas; les jeunes qui la racontent la tiennent sans doute des Griquas et des Bastaards, qui sont assez nombreux dans le pays. En général le chacal ne joue aucun rôle dans le folklore bantou ; l’histoire du chacal et du lion que donne M. Theal (Kaffir Folklore, p. 175-179) est également citée par lui comme étant vraisemblablement d’origine hottentote.
2) Un tour du même genre est joué par Uhlakanyana à un léopard (Callaway, Nursery Taies of the Zulus} p. 25-27).
3) La dernière partie de cette fable est-elle d’origine moderne ? La mention de l’école le ferait croire ; mais ce n’est peut-être qu’un enjolivement d’une tradition antérieure.
Le chacal, la colombe et la panthère dans Contes populaires des Bassoutos (Afrique du sud) recueillis et traduits par E. Jacottet, Paris, Ed. Ernest Leroux, 1895, p. 34-41.
Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 : https://archive.org/details/contespopulaires00jaco/page/34/mode/2up
Édouard Jacottet, né en 1858 et mort en 1920, est un linguiste, folkloriste et missionnaire protestant suisse. Il est envoyé au Lesotho (anciennement Basutoland), en Afrique australe, par la Société des missions évangéliques de Paris. Jacottet y rencontre le peuple des Bassoutos (ou Basotho) dont il découvre les mœurs et les coutumes. Désireux au départ d’« apprendre à fond la langue du pays, [le sessouto, et de la] pénétrer complètement », il recueille une vaste collection de récits traditionnels qu’il transcrit, traduit et annote. Dans l’introduction des Contes populaires des Bassoutos, Jacottet explique que « la civilisation [européenne] et le christianisme tendent à modifier [le folklore du sud de l’Afrique], sinon à le supprimer complètement » dès le XIXème siècle. Voyant que « les jeunes gens ne connaissent presque plus [les] anciens » récits traditionnels de leur peuple, il se hâte alors de solliciter les « vieux et surtout [les] vieilles » pour collecter, et donc préserver, les histoires dont ielles se souviennent.
Les Contes populaires des Bassoutos de Jacottet, qui paraissent en France en 1895, constituent une source précieuse d’informations sur la culture sotho. Cependant, malgré la qualité de son travail, celui-ci s’inscrit dans un contexte colonial. Il convient donc d’appréhender les textes de Jacottet avec un regard critique en tenant compte de leurs biais culturels.
Edouard Jacottet, Contes populaires des Bassoutos (Afrique du sud), introduction, p. I-XXIII.
Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 : https://archive.org/details/8ZSUP309_20/page/n15/mode/2up
Site laboutiqueafricavivre.com, consulté le 29 octobre 2025 : https://www.laboutiqueafricavivre.com/livres/9879-contes-sotho-d-afrique-australe-9782811112615.html
Site www.pave.fr, consulté le 29 octobre 2025 : https://www.pave.fr/listeliv.php?form_recherche_avancee=ok&auteurs=edouard-jacottet
Si vous connaissez des représentations iconographiques du conte ci-dessus, n’hésitez pas à me contacter pour me partager vos références.
Vous trouverez l’intégralité du recueil Contes populaires des Bassoutos (Afrique du sud) sur archive.org (L’oiseau qui fait du lait ; Polo et Khoahlakhoubedou ; Koumongoé ; Mosimodi et Mosimotsané, etc.).
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