Le cadi et la fille du marchand du savon

Ce récit véhicule des stéréotypes sexistes. Je vous recommande de le lire avec une distance critique et d’interroger les imaginaires qu’il convoque.

Un cadi fit annoncer une réunion publique de toute sa ville :

« Je vous proposerai une énigme, dit-il aux citoyens, je couperai la tête de toute personne qui ne saura pas l'expliquer : Il y a un arbre très élevé, l’arbre a douze branches, chaque branche a trente feuilles, chaque feuille a cinq fruits. »

On se retira en attendant le jour suivant.

Un marchand de savon dit à sa fille :

« O ma fille, prépare-nous ce qu’il y a de meilleur dans la maison, nous le mangerons.

— « Et pourquoi, ô mon père ? »

—- « O ma fille, répondit-il, le cadi nous a proposé cette énigme : il y a un arbre très élevé, l’arbre a douze branches, chaque branche a trente feuilles, chaque feuille a cinq fruits. »

— « O mon père, l’explication est facile ; l’arbre élevé, c’est le monde ; les branches sont les mois, les feuilles sont les jours, les fruits sont les cinq prières ; demain, quand le cadi s’avancera pour vous trancher la tête, dis-lui d’attendre l’explication de son énigme. »

Le lendemain, le cadi dit au marchand de savon :

« Eh bien, parie. »

Et il l’expliqua. Le cadi s’écria :

« Par ma selle, tu me diras qui te l'a expliquée. »

— « Seigneur, répondit le marchand de savon, c’est ma fille. »

Le cadi se tourna vers l’assemblée :

« Je vous prends à témoin de mon acte, j’achète cette fille. »

— « O seigneur, repartit le père, moi, je suis un marchand de savon ; vous êtes notre cadi. vous ne pouvez pas acheter ma fille. »

Quelques jours après, on alla chercher la nouvelle mariée. On lui amena un mulet chargé de farine, un autre chargé d’argent, un autre chargé de beurre Les messagers du cadi trouvèrent la fille seule, ils déchargèrent leurs présents, et la fille leur servit à manger.

« Pourquoi êtes-vous montés sur vos mulets ? » demanda-t-elle aux messagers. Eux de se regarder.

« Où est ton frère ? »

— « Il est allé frapper et se faire frapper. »

— « Où est ta mère ? »

— « Elle est allée voir ce qui n’a jamais été vu. »

— « Et ton père ? »

— « Il est allé mettre l’eau à l’eau. »

Au moment de partir, elle ajouta :

« Dites à votre maître : 'La terre a diminué d'une main, les eaux ont diminué dans la mer, les étoiles ont diminué dans le ciel.' »

Ils se mirent en route. Ils se présentèrent au cadi, et lui dirent :

« Seigneur, vous avez acheté une folle. »

— « Pourquoi est-elle folle ? » demanda le cadi.

Ils lui répondirent :

« En arrivant, nous avons déchargé nos mulets, nous sommes montés sur la terrasse, et elle nous a dit : Pourquoi êtes-vous montés à mulet ? Pourquoi n’avez-vous pas ôté vos sandales ? Nous lui avons demandé : Où est ton frère ? Elle nous a répondu : Il est allé frapper et se faire frapper. »

— « C’est au jeu, interrompit le cadi, qu’il est allé frapper et se faire frapper. »

— « Et ta mère ? »

— « Elle est allée voir ce qui n’a jamais été vu. »

— « Elle est allée voir un nouveau-né, » ajouta le cadi.

« Et ton père ? »

— « Il est allé mettre l’eau à l’eau. »

Le cadi reprit encore :

« Il est allé au moulin ; certes, elle n’est pas folle. »

Les messagers ajoutèrent :

« Quand nous étions sur le point de revenir, elle nous a chargés de vous dire : 'La terre a diminué d’une main, les eaux ont diminué dans la mer, les étoiles ont diminué dans le ciel'. »

— « Par ma selle, s’écria le cadi, vous me rendiez ce que vous m’avez volé. »

— « Seigneur, pardonnez-nous, répondirent les messagers, nous avons cru qu’elle n’était que la fille d'un marchand de savon. »

Ils repartirent, rapportèrent les présents et amenèrent la jeune fille. On la logea au premier étage. Le cadi lui dit :

« Prends ce qui te plaira dans la maison, et visite ton père quand tu le désireras. »

Un jour, un étranger vint chez son ami, il amenait une jument qui devait mettre bas dans le courant du mois ; son ami avait aussi une mule ; on les mit ensemble ; durant une nuit la jument mit bas, mais soit dans l’écurie, soit dehors, le poulain suivait la mule, croyant que c’était sa mère. Les deux amis qui revendiquaient la propriété du poulain se présentèrent chez le cadi qui leur dit :

« Laissez-les en liberté, celle que le poulain suivra, est certainement la mère. »

On les lâcha, le poulain suivit la mule. L’autre réclama. Le cadi dit au maître de la mule :

« Ce poulain t'appartient. »

Le véritable propriétaire s’assit au rez-de-chaussée de la maison du cadi et se mit à pleurer. La femme l’entendit du premier étage et lui demanda ce qu’il avait pour pleurer ainsi :

« On m’a enlevé ma jument, répondit-il, elle avait un poulain, mon ami me l’a enlevé aussi en assurant qu’il appartenait à sa mule. »

— « Va dire au cadi, reprit la femme. Quand ta mule mettra bas, le monde sera anéanti. »

Il rapporta ces paroles au cadi qui s’écria :

« Par ma selle, je veux savoir qui t'a ainsi renseigné. »

— « Seigneur, répondit l’étranger, je pleurais au rez-de-chaussée de votre maison, quand une femme m’a interpellé et m’a dit ces paroles. »

— « Retire-toi en paix, repartit le cadi, et emmène ton poulain. »

Il alla vers sa femme :

« Que dois-je te dire ? »

— « Seigneur, le pauvre homme faisait pitié. »

— « Prends dans la maison ce qui te convient le mieux. »

— « Eh bien, je te préparerai un biscuit. »

Elle prépara au cadi un biscuit dont la moitié était assaisonnée d’opium ; le cadi mangea cette moitié et s’endormit ; sa femme le mit dans une caisse et appela ses esclaves :

« Vous porterez cette caisse ; tel endroit, leur dit-elle, c’est le cadi qui l’ordonne. »

Elle arriva à la maison de ses parents, ouvrit la caisse et réveilla son mari.

« Qui m’a apporté ici ? » s’écria le cadi.

Elle lui répondit :

« Tu m'as permis d’emporter ce qui me convenait le mieux dans ta maison, je t’ai apporté, car je te préfère à tout. »

— « C’est bien, repartit le cadi, commande désormais, je suis à tes ordres. »

Le cadi et la fille du marchand du savon (IV) dans Recueil de contes populaires de la Kabylie du Djurdjura recueillis et traduits par J. Rivière, Paris, Ed. Ernest Leroux, 1882, p.159-164.

Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 :

https://dn790004.ca.archive.org/0/items/recueildecontesp00unse_3/recueildecontesp00unse_3.pdf

Joseph Rivière, né en 1853 et mort en 1883, est un instituteur, prêtre jésuite, missionnaire et folkloriste français. Membre de la Compagnie de Jésus, il est envoyé en Kabylie puis au Zambèze, un fleuve d’Afrique australe. Rivière s’immerge trois ans dans plusieurs tribus du Djurdjura, en Algérie, où il collecte, transcrit et traduit des récits populaires transmis par des conteur.euses berbérophones. Son recueil, paru en 1882, constitue une source précieuse d’informations sur la culture kabyle, culture de l’oralité. Toutefois, le travail de Rivière s’inscrit dans un contexte colonial. Il convient donc d’appréhender ses textes avec un regard critique en tenant compte de leurs biais culturels.

Joseph Rivière op. cit, préface, p. III-VI.

Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 : https://archive.org/details/recueildecontesp00unse_3/page/n5/mode/2up

Site catalogue.bnf.fr, consulté le 29 octobre 2025 : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb10634325z

Bonnay, Le père Joseph Rivière, de la Compagnie de Jésus, missionnaire de la Kabylie et du Zambèze, élève de l'école apostolique d'Avignon : vie et souvenirs / par un père de la Compagnie de Jésus, avant-propos, Prades-Freydier, Le Puy, 1885, p. 5-7.

Site gallica.bnf.fr, consulté le 29 octobre 2025 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k104255h/f4.item.texteImage

Si vous connaissez des représentations iconographiques du conte ci-dessus, n’hésitez pas à me contacter pour me partager vos références.

Vous trouverez d'autres contes kabyles du Djurdjura sur archive.org (Ali et ou Ali ; La tête d’un cheik ; La bergeronnette et le chacal ; Le prince et l’ogresse, etc.).

Si vous repérez des erreurs dans les textes et les informations partagées sur ce site, merci de me les signaler.