La Vénus des aveugles (1904)
Renée Vivien
Renée Vivien, "La Fourrure", "Reflets d'Ardoise", "La Nuit latente", "Sonnet de porcelaine", "Les Iles", "Chanson pour mon ombre", "Les Emmurées", "Les Oliviers", "Les Mangeurs d'herbe", "À la Florentine", "Le Labyrinthe", "Les Lèvres pareilles", "Chevauchée", "Les Cygnes sauvages", "Les Vendeuses de Fleurs" dans La Vénus des aveugles (1904), Paris, Ed. Alphonse Lemerre, 1904.
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La fourrure
Je hume en frémissant la tiédeur animale
D’une fourrure aux bleus d’argent, aux bleus d’opale ;
J’en goûte le parfum plus fort qu’une saveur,
Plus large qu’une voix de rut et de blasphème,
Et je respire, avec une égale ferveur,
La Femme que je crains et les Fauves que j’aime.
Mes mains de volupté glissent, en un frisson,
Sur la douceur de la Fourrure, et le soupçon
De la bête traquée aiguise ma prunelle.
Mon rêve septentrional cherche les cieux
Dont la frigidité m’attire et me rappelle,
Et la forêt où dort la neige des adieux.
Car je suis de ceux-là que la froideur enivre.
Mon enfance riait aux lumières du givre.
Je triomphe dans l’air, j’exulte dans le vent,
Et j’aime à contempler l’ouragan face à face.
Je suis fille du Nord et des Neiges, — souvent
J’ai rêvé de dormir sous un linceul de glace.
Ah ! la Fourrure où se complaît ta nudité,
Où s’exaspérera mon désir irrité ! —
De ta chair qui détend ses impudeurs meurtries
Montent obscurément les chaudes trahisons,
Et mon âme d’hiver aux graves rêveries
S’abîme dans l’odeur perfide des Toisons.
Reflets d'ardoise
Vois, tandis que gauchit la bruine sournoise,
Les nuages pareils à des chauves-souris,
Et là-bas, gris et bleu sous les cieux bleus et gris,
Ruisseler le reflet pluvieux de l’ardoise.
Ô mon divin Tourment, dans tes yeux bleus et gris
S’aiguise et se ternit le reflet de l’ardoise.
Tes longs doigts, où sommeille une étrange turquoise,
Ont pour les lys fanés un geste de mépris.
La clarté du couchant prestigieux pavoise
La mer et les vaisseaux d’ailes de colibris…
Vois là-bas, gris et bleu sous les cieux bleus et gris,
Ruisseler le reflet pluvieux de l’ardoise.
Le flux et le reflux du soir déferle, gris
Comme la mer, noyant les pierres et l’ardoise.
Sur mon chemin le Doute aux yeux pâles se croise
Avec le Souvenir, près des ifs assombris.
Jamais, nous défendant de la foule narquoise,
Un toit n’abritera nos soupirs incompris…
Vois là-bas, gris et bleu sous les cieux bleus et gris,
Ruisseler le reflet pluvieux de l’ardoise.
La nuit latente
Le soir, doux berger, développe
Son rustique solo…
Je mâche un brin d’héliotrope
Comme Fra Diavolo.
La nuit latente fume, et cuve
Des cendres, tel un noir Vésuve,
Voilant d’une vapeur d’étuve
La lune au blond halo.
Je suis la fervente disciple
De la mer et du soir.
La luxure unique et multiple
Se mire à mon miroir…
Mon visage de clown me navre.
Je cherche ton lit de cadavre
Ainsi que le calme d’un havre,
Ô mon beau Désespoir !
Ah ! la froideur de tes mains jointes
Sous le marbre et le stuc
Et sous le poids des terres ointes
De parfum et de suc !
Mon âme, que l’angoisse exalte,
Vient, en pleurant, faire une halte
Devant ces parois de basalte
Aux bleus de viaduc.
Lorsque l’analyse compulse
Les nuits, gouffre béant,
Dans ma révolte se convulse
La fureur d’un géant.
Et, lasse de la beauté fourbe,
De la joie où l’esprit s’embourbe,
Je me détourne et je me courbe
Sur ton vitreux néant.
Sonnet de porcelaine
Le soir, ouvrant au vent ses ailes de phalène,
Évoque un souvenir fragilement rosé,
Le souvenir, touchant comme un Saxe brisé,
De ta naïveté fraîche de porcelaine.
Notre chambre d’hier où meurt la marjolaine,
N’aura plus ton regard plein de ciel ardoisé,
Ni ton étonnement puéril et rusé…
Ô frissons de ta nuque où brûlait mon haleine !
Et mon cœur, dont la paix ne craint plus ton retour,
Ne sanglotera plus son misérable amour,
Frêle apparition que le silence éveille !
Loin du sincère avril de venins et de miels,
Tu souris, m’apportant les fleurs de ta corbeille,
Fleurs précieuses des champs artificiels.
Les îles
La mer porte le poids voluptueux des Îles…
Le lapis-lazuli des ondes infertiles
Sollicite le frais recueillement des Îles.
— Îles d’hiver, ô fleurs de la nacre et du nord ! —
Lorsque l’ombre a tressé les roses de la mort,
Les Îles ont jailli de la nacre et du nord.
Elles flottent ainsi que des perles d’écume…
Des blancheurs de bouleaux, des bleuités de brume
Se balancent, parmi les perles de l’écume.
Et voici, sous les violettes du couchant,
Lesbos, regret des Dieux, exil sacré du chant,
Lesbos, où refleurit la gloire du couchant.
Les parfums ténébreux qui font mourir les vierges
Montent de ses jardins et de l’or de ses berges
Où s’éteignent les voix amoureuses des vierges.
Leucade se souvient, et les fleurs d’oranger
Mêlent leur blanc frisson aux tiédeurs du verger…
Psappha pleurait Atthis sous les fleurs d’oranger…
Les âmes sans espoir sont pareilles aux Îles,
Et, malgré les langueurs de leurs larmes fébriles,
Elles gardent l’orgueil solitaire des Îles.
Elles ont l’horizon, les algues et les fleurs.
L’isolement divin rafraîchit leurs douleurs
Et leur verse la paix des algues et des fleurs.
Chanson pour mon ombre
Droite et longue comme un cyprès,
Mon ombre suit, à pas de louve,
Mes pas que l’aube désapprouve.
Mon ombre marche à pas de louve,
Droite et longue comme un cyprès.
Elle me suit comme un reproche,
— Malaise des mauvais matins
Qui se courbe sous les destins,
Se ressouvient et se rapproche… —
À travers les mauvais matins,
L’ombre me suit, comme un reproche…
Mon ombre suit, comme un remords,
La trace de mes pas d’ermite,
De mes pas dont la crainte hésite,
Vers l’allée où gîtent les Morts…
Mon ombre suit mes pas d’ermite,
Implacable comme un remords.
Les emmurées
L’ombre étouffe le rire étroit des Emmurées.
Leur illusoire appel s’étrangle dans la nuit.
Leur front implore en vain la brise qui s’enfuit
Vers l’Ouest, où les mers sommeillent, azurées.
Leur cécité profonde ignore les marées
Des couleurs, les reflux de la fleur et du fruit ;
Leur surdité n’a plus le souvenir du bruit,
Et la soif a noirci leurs lèvres altérées.
Leur chair ne blondit point sous l’ambre des soleils,
Lourde comme la pierre aux éternels sommeils
Que la neige console et que frôlent les brises.
S’éteignant dans l’oubli du silence vainqueur,
Leur mort vivante a pris des attitudes grises…
La rouille des lichens a dévoré leur cœur.
Les oliviers
Καὶ ποθήω καὶ μάομαι
Et je regrette et je cherche…
Psappha
Les oliviers, changeants et frais comme les vagues,
Recueillent gravement tes murmures légers,
Psappha, Divinité des temples d’orangers,
Dont le chant surpassa le chant des étrangers…
La montagne a des plis musicalement vagues…
Tes lèvres ont l’inflexion d’un rire amer.
Lasse d’éloges faux, lasse de calomnies,
Tu te hâtes vers l’ombre aux roses infinies ;
Sous tes doigts doriens pleurent les harmonies ;
Tes regards ont le bleu complexe de la mer.
Les vierges se reflètent, tiédeur parfumée,
L’une dans l’autre, ainsi qu’en un vivant miroir.
Tu regrettes et tu cherches, parmi l’or noir
Des yeux et des cheveux assombris par le soir,
Atthis, la moins fervente, Atthis, la plus aimée…
Les mangeurs d'herbe
C’est l’heure où l’âme famélique des repus
Agonise, parmi les festins corrompus.
Et les Mangeurs d’Herbe ont aiguisé leurs dents vertes
Sur les prés d’octobre aux corolles large ouvertes,
Les prés d’un ton de bois où se rouillent les clous…
Ils boivent la rosée avec de longs glous-glous.
L’été brun s’abandonne en des langueurs jalouses,
Et les Mangeurs d’Herbe ont défleuri les pelouses.
Ils mastiquent le trèfle à la saveur de miel
Et les bleuets des champs plus profonds que le ciel.
Innocents, et pareils à la brebis naïve,
Ils ruminent, en des sifflements de salive.
Indifférents au vol serré des hannetons,
Nul ne les vit jamais lever leurs yeux gloutons.
Et, plus dominateur qu’un fracas de victoires,
S’élève grassement le bruit de leurs mâchoires.
À la florentine
Entre tes seins blêmit une perle bizarre.
Tu rêves, et ta main curieuse s’égare
Sur les algues de soie et les fleurs de satin.
J’aime, comme un péril, ton sourire latin,
Tes prunelles de ruse où l’ombre se consume
Et ton col sinueux de page florentin.
Tes yeux sont verts et gris comme le crépuscule.
Insidieusement ton rire dissimule
La haine délicate et le subtil courroux.
Tes cheveux ont les bruns ardents des rosiers roux
Et ta robe au tissu mélodieux ondule
Ainsi qu’une eau perfide où chantent les remous.
Les pieuvres du printemps guettent les solitudes ;
Le musical avril prépare ses préludes ;
Le gouffre des matins et l’abîme des soirs
S’entr’ouvrent ; les désirs, pareils aux désespoirs,
M’entraînent vers les sanglotantes lassitudes
Que la perversité parsème d’iris noirs.
Le Labyrinthe
J’erre au fond d’un savant et cruel labyrinthe…
Je n’ai pour mon salut qu’un douloureux orgueil.
Voici que vient la Nuit aux cheveux d’hyacinthe,
Et je m’égare au fond du cruel labyrinthe,
Ô Maîtresse qui fus ma ruine et mon deuil.
Mon amour hypocrite et ma haine cynique
Sont deux spectres qui vont, ivres de désespoir ;
Leurs lèvres ont ce pli que le rictus complique :
Mon amour hypocrite et ma haine cynique
Sont deux spectres damnés qui rôdent dans le soir.
J’erre au fond d’un savant et cruel labyrinthe,
Et mes pieds, las d’errer, s’éloignent de ton seuil.
Sur mon front brûle encor la fièvre mal éteinte…
Dans l’ambiguïté grise du Labyrinthe,
J’emporte mon remords, ma ruine et mon deuil…
Les lèvres pareilles
L’odeur des frézias s’enfuit
Vers les cyprès aux noirs murmures…
La brune amoureuse et la nuit
Ont confondu leurs chevelures.
J’ai vu se mêler, lorsque luit
Le datura baigné de lune,
Les cheveux sombres de la nuit
Aux cheveux pâles de la brune.
La fin balsamique du jour,
Blonde de frelons et d’abeilles,
Perçoit, dans un baiser d’amour,
La beauté des lèvres pareilles.
L’odeur des frézias s’enfuit
Vers les cyprès aux noirs murmures…
La brune amoureuse et la nuit
Ont confondu leurs chevelures.
Chevauchée
Les Ondines, ceignant les roseaux bleus du fleuve,
Ont des chansons de vierge et des sanglots de veuve.
Leurs gemmes sont les pleurs lumineux du passé.
Le Griffon s’alanguit en un songe lassé ;
Sur ses paupières a pesé la somnolence,
Et ses ongles d’onyx ont rayé le silence.
Ouvre tes ailes, prends l’essor, ivre du vin
Des automnes et des couchants, Monstre divin,
Sombre Lion ailé, plus beau que la Chimère !
Chastement dédaigneux de la grâce éphémère,
Tu flattes ta hideur orgueilleuse, qui dort
D’un noir sommeil parmi les neiges de la Mort.
Tes regards jaunes ont défié la lumière,
Et sur ton col, où ne fume point de crinière,
Une glauque nageoire ondule vers les flots.
— Fuyant la lâcheté des antiques sanglots,
Je tresserai les fleurs vertes du sycomore…
Emporte-moi jusqu’aux limites de l’aurore !
Les cygnes sauvages
chanson norvégienne
chœur.
Comme un vol de cygnes sauvages,
Battements d’ailes vers le Nord,
Passe le vol des blancs nuages,
Chassés par la bise qui mord.
récit.
Viens, nous respirerons les parfums de la neige.
Les brumes auront le bleu de tes regards froids.
Tes cheveux sont la nuit des sapins, et ta voix
Est l’écho des sommets que la tempête assiège.
Les yeux lointains des loups guetteront ton sommeil.
Le vent victorieux et la mer magnanime
Rafraîchiront ton front où l’espoir se ranime :
Tu te réjouiras de la mort du soleil.
chœur.
Comme un vol de cygnes sauvages,
Battements d’ailes vers le Nord,
Passe le vol des blancs nuages,
Chassés par la bise qui mord.
récit.
Viens ! l’écho des sommets que la tempête assiège
Vibre dans la candeur farouche de ta voix…
Viens, nous effeuillerons les rires d’autrefois,
Viens, nous respirerons les parfums de la neige.
À travers une nuit plus sainte que la mort,
Tu glisses pâlement, tel un cygne sauvage,
Ô Svanhild ! et l’on voit sur ton profond visage
L’héroïque blancheur des Neiges et du Nord.
chœur.
Je prendrai, comme les nuages
Chassés par la bise qui mord,
Et comme les cygnes sauvages,
Mon élan vers le ciel du Nord.
Les vendeuses de fleurs
Elles attendent, dans l’or bleu d’un réverbère,
Quand la nuit des cités tragiques délibère
Au pied d’un réverbère.
Elles attendent… Et, frissonnant de dégoût,
Les Fleurs, sous leurs doigts gris, leur haleine d’égout,
Ont blêmi de dégoût.
L’âpre fraternité de leurs petites haines
Épie en frémissant les Vendeuses obscènes
Que menacent leurs haines.
Les violettes ont une âme de venin…
Les lilas, affectant un sourire bénin,
Composent leur venin.
Les Vendeuses, mâchant des relents de rogommes,
Roulent leurs yeux pareils aux yeux rouges des hommes,
Où luisent les rogommes.
Maléfiques, les Fleurs distillent l’opium
Et le haschisch de leurs parfums… Le simple rhum
S’aiguise d’opium.
Les Fleurs font miroiter leurs gloires orgiaques
Dans la boue, et font rire, au creux sombre des flaques,
Les rêves orgiaques.
Les Fleurs ont recueilli les miasmes du Sud.
Leur mémoire, profonde ainsi qu’un noir Talmud,
Sait les poisons du Sud.
Les Vendeuses, avec des rires d’hystériques,
Jettent, en éructant leurs impudents cantiques,
Des appels d’hystériques.
Et leur bave sanglante a souillé le trottoir…
Les Vendeuses, avec des clameurs d’abattoir,
Roulent sur le trottoir.
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