La statue vivifiée
Ce récit véhicule des stéréotypes sexistes. Je vous recommande de le lire avec une distance critique et d’interroger les imaginaires qu’il convoque.
Il y avait une fois quatre jeunes hommes qui étaient venus apprendre un métier ou étudier à Taksila-Maha-Nokor. L'un y devint charpentier habile, le second sculpteur de génie, le troisième magicien, et le quatrième y apprit à ressusciter les morts. Comme ils avaient terminé leurs études, ils furent saluer leurs professeurs et se mirent en route ensemble pour regagner leur pays.
Or, un soir qu'ils avaient beaucoup marché et que la nuit était venue avant qu'ils aient pu atteindre le village où ils avaient espéré obtenir l'hospitalité, ils s'arrêtèrent dans une clairière, au milieu d'une forêt peuplée de tigres d'une grande férocité.
Ne sachant que faire et s'ennuyant de n'avoir point de femme avec eux, ils résolurent d'en faire une à l'aide de leur science.
— Alors, disaient-ils, nous aurons une compagne et la route nous paraîtra moins longue, car nos journées seront plus gaies.
Le charpentier prit alors sa hache, chercha un bel arbre, rabattit, le coupa et l'équarrit en forme de femme. Le sculpteur prit ses ciseaux, ses marteaux, et, dans ce tronc d'arbre équarri que son compagnon lui avait remis, il tailla une très jolie statue de femme nue et bien ornée de tout ce qui caractérise une vraie femme. Le magicien, à l'aide des formules secrètes qu'il avait apprises, transforma cette statue en une jeune fille morte, d'une beauté superbe, puis il rhabilla comme sont vêtues les jeunes filles de seize ans. Celui qui savait ressusciter les morts s'approcha à son tour et. faisant usage de sa science, lui donna la vie. Alors la jeune fille se mit à marcher, à parler et à rire comme si elle était venue au monde de la môme manière que toutes les autres jeunes filles.
La bonne entente qui jusqu'alors avait existé entre les quatre jeunes hommes disparut, car chacun d'eux prétendait que cette jeune fille devait lui appartenir et disait son intention formelle de la prendre pour épouse. Une grande discussion s'éleva alors entre eux.
— Vous n'auriez, rien pu faire si je n'avais abattu un arbre et si je n'avais préparé le bois qu'il vous fallait pour faire cette femme, disait le charpentier.
— Qu'auriez-vous fait d'un morceau de bois si je ne t'avais sculpté ? disait le sculpteur.
— Votre statue serait encore un morceau de bois sculpté si je n'avais transformé ce bois en chair, en sang, en os et en tout ce qu'il faut à une femme, disait le magicien.
— Eh ! qu'auriez-vous fait d'une fille morte si je ne lui avais donné la vie et avec la vie, la parole, le mouvement, la vue, l'ouïe, l'odorat et tant d'autres choses encore ? disait celui qui l'avait animée.
Mais les jeunes hommes ne parvenaient pas à s'entendre, parce qu'aucun d'eux ne consentait à abandonner ses prétentions. Ils portèrent leur différend au tribunal des juges royaux, mais les juges se trouvant en face d'une affaire aussi extraordinaire n'osèrent pas la juger, et la soumirent au roi.
Le roi, ayant écouté les quatre jeunes gens et après avoir bien réfléchi aux choses qu'ils lui avaient dites, aux détails qu'ils lui avaient donnés, leur dit, alors qu'ils se tenaient prosternés devant lui :
— Que celui qui a coupé l'arbre et l'a équarri en forme de femme soit la mère de celte femme, parce qu'il l'a façonnée ; que celui qui a modelé cette statue dans tous ses détails, l'a ornée des choses qui caractérisent la femme, la prenne pour épouse ; que celui qui a transformé la statue de bois en une femme de de chair, de sang et d'os sans vie et qui l'a habillée, soit son frère, parce qu'il a fait pour elle ce que son frère eût fait ; que celui qui a donné la vie à cette femme morte soit son père.
Ce jugement est dit conforme à la «marche dans la voie droite ».
Remarques de l'auteur
1) Taxila. — Textes khmers de M. Aymonier donnent cette variante entre beaucoup d'autres : ".... Ayant achevé leur instruction à Taksila, la grande ville...."
2) Ce conte correspond au cinquième Touti-Nâmeh « les contes du Perroquet », recueil persan emprunté au recueil sanskrit Sukasaptati (les 70 contes du Perroquet). — Léon Feer.
La statue vivifiée (II) dans Cambodge : Contes et légendes (1895) recueillies et publiées en français par Adhémard Leclère, Paris, Ed. Émile Bouillon, p. 166-169.
Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 :
https://archive.org/details/cambodgecontese01feergoog/page/n129/mode/2up
Adhémard Leclère (1853–1917) est un journaliste, homme politique, poète, ethnographe et administrateur colonial français. Il réside au Cambodge de 1886 à 1911. Là-bas, Leclère étudie les traditions des Khmer.ères, leur langue, leur religion et l’histoire de leur pays, qui lui inspirent de nombreux articles et ouvrages. Il collecte également des récits populaires qu’il transcrit, traduit, annote et compile dans plusieurs recueils. Leclère rassemble par ailleurs près de 800 objets, comme des médailles, des armes, des bijoux, des vêtements, des instruments de musique, des dessins, des aquarelles et même des artefacts préhistoriques. Ces objets sont aujourd’hui conservés au musée des Beaux-Arts et de la Dentelle d’Alençon. Ils constituent « l’une des plus riches collections d’objets cambodgiens (mais aussi, plus largement, indochinois) » en France. Malgré le manque de rigueur de Leclère, qui commet parfois des erreurs factuelles dans ses textes, les spécialistes des études khmères s’appuient encore sur ses ouvrages, considérés comme de précieux outils de travail, pour réaliser leurs recherches. De fait, il a préservé des pans entiers de la culture khmère avant la Guerre Civile (1970 -1975), le génocide des Khmers rouges (1975-1979) et la guérilla menée par les partisans de Pol Pot jusqu’en 1999. L’œuvre monumentale de Leclère s’inscrit toutefois dans un contexte colonial. Il convient donc de l’appréhender avec une distance critique en tenant compte de ses biais culturels.
Le fonds des manuscrits d’ Adhémard Leclère est disponible sur le site de la Médiathèque d’Alençon, consulté le 29 octobre 2025 : https://bibliotheque-numerique-patrimoniale.cu-alencon.fr/Fonds-Adhemard-Leclere
"[…] Ce sont au total 17 000 feuillets comprenant plusieurs textes inédits de Leclère, certains d’un grand intérêt pour l’histoire de la société khmère sous domination coloniale, mais aussi, et surtout, des documents cambodgiens de première importance, manuscrits narratifs traditionnels ou documents de la pratique administrative et royale dont l’étude sera nécessaire pour améliorer notre connaissance de l’histoire du Cambodge aux époques moderne et contemporaine."
Sur Adhémard Leclère :
Tranet (M.), Adhémard Leclère : sa vie, ses travaux, 1984.
"Leclère (Adhémard)", notice écrite pour le Dictionnaire de biographie française, Paris, Ed. Letouzey et Ané :
http://alencon-histoire.chez-alice.fr/leclereadhemar.htm
Didier Thimonier, « Les Cahiers de Péninsule n°12 : Un partageux au Cambodge : biographie d'Adhémard Leclère (Grégory Mikaelian) », 2011, GIS Asie, French Academic Network on Asian Studies, article consulté le 29 octobre 2025 :
Grégory Mikaelian (21/03/2022), « LECLÈRE Adhémard » (FR) in Collectionneurs, collecteurs et marchands d'art asiatique en France 1700-1939 – INHA, article consulté le 29 octobre 2025 :
http://agorha.inha.fr/detail/702
Fonds Adhémard Leclère, Bibliothèque numérique patrimoniale, CUA (Communauté urbaine d’Alençon), site consulté le 29 octobre 2025 :
https://bibliotheque-numerique-patrimoniale.cu-alencon.fr/Fonds-Adhemard-Leclere
Histoire du Cambodge :
Isabelle Lassalle, Céline Leclère, « 1975-1979, le génocide des Khmers rouges au Cambodge », publié le 30 juillet 2007, mis à jour le 7 avril 2025, radiofrance, franceculture, article consulté le 29 octobre 2025 :
Damien Corneloup, « Cambodge, La révolution meurtrière », Mémoires d'Indochine, le 5 février 2019, hypothèses, article consulté le 29 octobre 2025 : https://indomemoires.hypotheses.org/33737
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Vous trouverez l'intégralité du recueil Cambodge : Contes et légendes sur archive.org (Le Perroquet et la Merle ; Tête à tête ; Les quatre pattes du chat, etc.).
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