La biche blanche
Ce récit véhicule des stéréotypes sexistes. Je vous recommande de le lire avec une distance critique et d’interroger les imaginaires qu’il convoque.
Il était une fois un roi qui voulait se marier et qui ne savait trop laquelle prendre de deux jeunes filles. Il finit pourtant par en choisir une, et le mariage se fit.
Au bout de quelque temps, la reine accoucha d'un fils. Ce jour-là, le roi n'était pas au château : la jeune fille dont il n'avait pas voulu profita de son absence pour se glisser auprès de la reine, et, comme elle était sorcière, elle la changea en biche blanche et prit sa place. Si, dans les trois jours, personne ne délivrait la reine, elle devait rester enchantée toute sa vie. Bichaudelle seule, la servante de la reine, avait vu ce qui s'était passé, mais elle n'osa le dire à personne, car elle aurait été, elle aussi, changée en biche blanche.
Le lendemain, le roi revint au château. Il entra dans la chambre où était la sorcière, et, croyant que c'était sa femme, il lui demanda comment elle allait. « Pas trop bien, et si je ne mange de la biche blanche au bois, je mourrai. »
Le roi s'en fut à la chasse et poursuivit longtemps la biche ; mais celle-ci se cachait dans les taillis, dans les broussailles, si bien qu'il ne put l'atteindre.
La nuit, la vraie reine revint :
« Bichaudelle, ouvre-moi ta porte.
— Plaît-il, dame ?
— Où est le roi ? Le roi est-il couché ?
— Oui, dame, il est au chevet,
Qui tient sa dame par la main.
— Hélas ! plus que deux nuits, mon cher fils,
Et si le roi ton père ne me délivre,
Je serai donc toute ma vie biche blanche au bois ! »
Les serviteurs entendirent tout, mais ils n'osèrent rien dire.
Le matin, le roi vint trouver la sorcière et lui demanda comment elle allait. «Pas trop bien, et si je ne mange de la biche blanche au bois, je mourrai. »
Le roi poursuivit encore la biche, mais elle se cachait dans les taillis, dans les broussailles, et il ne put l'atteindre.
La nuit, la reine revint encore :
« Bichaudelle, ouvre-moi ta porte.
— Plaît-il, dame ?
— Où est le roi ? Le roi est-il couché ?
— Oui, dame, il est au chevet,
Qui tient sa dame par la main.
— Hélas ! plus qu'une nuit, mon cher fils,
Et si le roi ton père ne me délivre,
Je serai donc toute ma vie biche blanche au bois ! »
Les serviteurs avaient encore entendu les paroles de la reine, et cette fois ils les rapportèrent au roi.
Le matin, le roi vint demander à la sorcière comment elle allait. « Pas trop bien, et si je ne mange de la biche blanche au bois, je mourrai. »
Le roi poursuivit la biche, mais il ne la pressa pas tant que les autres jours. La biche se cachait dans les taillis, dans les broussailles, et elle échappa au roi.
La nuit, la reine revint ; le roi s'était caché dans un coin de la chambre.
« Bichaudelle, ouvre-moi ta porte.
— Plaît-il, dame ?
— Où est le roi ? Le roi est-il couché ?
— Oui, dame, il est au chevet,
Qui tient sa dame par la main.
— Hélas ! plus que cette nuit, mon cher fils,
Et si le roi ton père ne me délivre,
Je serai donc toute ma vie biche blanche au bois ! »
« Non, ma bien-aimée, » s'écria le roi, « vous ne le serez pas plus longtemps. » Au même instant le charme fut rompu. Le roi fit mourir la méchante sorcière et vécut heureux avec sa femme.
Remarques de l'auteur
Ce petit conte doit être rapproché de plusieurs contes étrangers dans lesquels il ne forme qu'un épisode du récit. Celui qui lui ressemble le plus, à notre connaissance, est un conte suédois (Cavallius, p. 142) : dans ce conte, la mère de la fausse reine demande au roi, pour guérir sa fille, le sang de la petite cane, qui n'est autre que la vraie reine, comme la sorcière demande à manger de la biche blanche. Là aussi, la reine revient trois nuits ; chaque fois elle demande au petit chien ce que fait la sorcière, etc.
Dans un conte russe (Ralston, p. 184), la reine, changée en oie sauvage par sa marâtre, qui lui a substitué une sienne fille, revient également trois nuits de suite, sous sa véritable forme, pour allaiter son enfant. La troisième fois, il faudra qu'elle s'envole pour toujours « par delà les sombres forêts, par delà les hautes montagnes. » — Comparer les contes allemands n°11 et 13 de la collection Grimm.
Dans un conte catalan (Rondallayre, III, p. 149), une reine a été changée en colombe blanche par une gitana, qui a pris sa place auprès du roi ; elle vient plusieurs fois sous cette forme demander au jardinier du château comment se trouve le roi avec sa «reine noire » et ce que fait son enfant à elle. — Comparer le conte portugais n°36 de la collection Braga et un conte espagnol, recueilli au Chili et publié dans la Biblioteca de las tradiciones populares españolas (I, p. 109).
Un conte grec moderne (J.-A. Buchon, La Grèce continentale et la Morée, p. 263, reproduit dans la collection E. Legrand, p. 140) présente ainsi le même épisode : Les deux sœurs aînées de la reine, jalouses de celle-ci, s'introduisent dans sa chambre le jour où elle met au monde un fils, et enfoncent une épingle magique dans la tête de l'accouchée. Aussitôt la jeune reine est changée en un petit oiseau qui s'envole, et une de ses sœurs se met dans le lit à sa place. Le roi, qui avait coutume de déjeuner au jardin, voit un jour un joli petit oiseau qui lui dit: «Prince, la reine-mère, le roi et le petit prince ont-ils bien dormi la nuit passée ? — Oui, » dit le roi. — « Que tous dorment du sommeil le plus doux; mais que la jeune reine dorme d'un sommeil sans réveil, et que tous les arbres que je traverse se sèchent. » La verdure et les fleurs se flétrissent en effet. Les jardiniers demandent au roi la permission de tuer l'oiseau, mais le roi le leur défend. Plusieurs jours de suite, le petit oiseau revient ; il se pose sur les genoux du roi et mange avec lui. Un jour le roi, l'examinant, voit sur sa tête une épingle. Il la retire, et sa vraie femme reparaît à ses yeux. — Dans un conte breton (Luzel, Légendes, II, p. 303), la vraie reine est aussi changée en oiseau, par la vertu magique d'une épingle, que sa marâtre lui a enfoncée dans la tempe. Elle vient, trois nuits de suite, se plaindre auprès de son enfant nouveau-né: si personne ne la délivre en retirant l'épingle, elle restera pour toujours oiseau bleu dans le bois. Le roi, prévenu après la seconde nuit par son valet de chambre, retire l'épingle magique.
Mentionnons enfin le conte allemand n° 135 de la collection Grimm, et un conte lithuanien (Chodzko, p. 315). Dans ces deux contes, une marâtre, qui conduit sa belle-fille à un roi que celle-ci doit épouser, la jette dans l'eau en la transformant en cane, et lui substitue sa propre fille. Trois nuits de suite, la cane vient au palais du roi et (dans le conte allemand) demande ce que devient son frère et ce que fait le roi, ou (dans le conte lithuanien) va pleurer sur le cercueil de son frère. — Comparer un conte islandais (Arnason, p. 235) et deux contes siciliens (Gonzenbach, n° 13 et 33).
La collection de miss M. Stokes nous fournit un conte indien à rapprocher de ces récits. Dans ce conte (n°2), probablement recueilli à Bénarès, une reine, qui est morte, prie Khuda (Dieu) de lui permettre d'aller visiter son mari et ses enfants. Khuda lui permet d'y aller, mais non sous forme humaine; il la change en un bel oiseau et lui met une épingle dans la tête en disant que, quand l'épingle serait enlevée, elle redeviendrait femme. L'oiseau va se percher la nuit sur un arbre près de la porte du palais du roi et demande au portier comment va le roi, puis comment vont les enfants, les serviteurs, etc. Et il ajoute : « Quel grand imbécile est votre roi ! » Alors il se met à pleurer, et des perles tombent de ses yeux; ensuite il se met à rire, et des rubis tombent de son bec. Le roi qui, la nuit suivante, l'entend tenir le même langage, le fait prendre dans un filet et mettre dans une cage. En le caressant, il sent l'épingle, la retire, et sa femme se trouve là vivante devant lui.
La réflexion faite par l'oiseau montre bien qu'il y a une altération dans ce conte indien. Dans la forme primitive, ce n'était évidemment pas Khuda qui transformait la reine en oiseau ; c'était une femme qui, pour se substituer à elle auprès du roi, enfonçait dans la tête de la reine une épingle magique et la changeait en oiseau. Voilà l'explication des paroles de l'oiseau. Il veut dire que le roi est bien aveugle de ne pas voir que la fausse reine n'est pas sa femme. De plus, si l'oiseau pleure des perles, et si des rubis tombent de son bec, quand il rit, c'est que, comme dans des contes européens du même genre (par exemple, dans le conte lithuanien et dans le conte suédois cités plus haut), la reine avait ce don quand le roi l'a épousée.
Un trait d'un livre siamois (Asiatic Researches, t. XX, 1836, p. 345) n'est pas sans quelque analogie avec le passage de notre conte où la sorcière demande, pour se guérir, à manger de la biche blanche : Une yak (sorte d'ogresse ou de mauvais génie) a pris la forme d'une belle femme et est devenue l'épouse favorite d'un roi. Voulant se débarrasser des autres femmes du roi, douze princesses sœurs, elle feint d'être malade et dit qu'elle ne pourra guérir que si on lui donne les yeux de douze personnes nées de la même mère. Il n'y a que les douze princesses qui se trouvent dans ce cas, et le roi leur fait arracher les yeux. — Nous ferons remarquer à ce propos que, dans un des contes islandais mentionnés plus haut (Arnason, p. 443), une troll prend aussi la forme d'une belle femme et se substitue auprès du roi à la vraie reine qu'elle a fait disparaître.
La biche blanche (XXI) dans Contes populaires de Lorraine (comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers et précédés d'un essai sur l'origine et la propagation des contes populaires européens)(1886), recueillis par Emmanuel Cosquin, Paris, Ed. Vieweg, tome 1, p. 232-236
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https://www.gutenberg.org/files/57892/57892-h/57892-h.htm#XXI
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