Histoire de Con Tam et de Con Cam
Ce récit véhicule des stéréotypes sexistes. Je vous recommande de le lire avec une distance critique et d’interroger les imaginaires qu’il convoque.
Un mari et sa femme avaient chacun une fille ; la fille du mari s'appelait Cam, la fille de la femme s'appelait Tam (1). Elles étaient de même taille et l'on ne savait qui était l'aînée, qui la cadette. Leurs parents leur donnèrent à chacune un panier tressé et les envoyèrent prendre du poisson ; celle qui en prendrait le plus serait l'aînée. Ce fut Cam qui en prit le plus. Tam alors s'avisa d'un stratagème. Elle dit à sa sœur d'aller cueillir une fleur de nénuphar (2) de l'autre côté du fleuve ; pendant ce temps, elle mit tous les poissons dans son panier et s'en alla. Lorsque Cam revint, elle ne trouva plus de tous ses poissons qu'un lông mu (3). Elle s'assit sur la place et se mit à pleurer. Un génie, ému de sa douleur, descendit du ciel et lui demanda ce qu'elle avait. Elle lui raconta comment elle avait été trompée par sa sœur. Le génie demanda si elle n'avait rien laissé et, voyant le lông mu, ordonna à Cam de le garder et de le mettre dans un puits pour le nourrir. À chaque repas, elle devait lui donner à manger en l'appelant : « O mu ! mu ! voici du riz blanc et du poisson frais I voici des restes de riz et de poisson, viens en manger. »
Elle lui donna ainsi à manger quelque temps ; mais un jour, pendant qu'elle gardait les buffles, Tam, qui avait épié ses actions, vint au puits et appela le poisson qu'elle fit cuire. Lorsque Cam revint des champs, elle ne le retrouva plus et se mit à pleurer. Le coq lui dit : « O ! ô ! ô ! donne-moi trois grains de riz, je te montrerai ses arêtes ». Cam lui donna du riz, et le coq lui montra les arêtes que l'on avait jetées derrière la maison.
Cam les ramassa et pleura. Le génie lui apparut de nouveau, lui dit d'aller acheter quatre petits pots (hu), pour y mettre ses arêtes, et de les enterrer aux quatre coins de son lit. Au bout de trois mois et dix jours, elle y trouverait tout ce qu'elle désirerait. Quand elle ouvrit, les pots elle y trouva un habit, un pantalon et une paire de souliers. Elle alla les vêtir dans les champs, mais les souliers furent mouillés et elle les lit sécher. Un corbeau enleva un de ses souliers et alla le porter dans le palais du prince héritier. Le prince fit proclamer qu'il prendrait pour femme celle qui pourrait chausser ce soulier.
La marâtre ne permit pas à Cam de se rendre au palais pour essayer le soulier ; elle y alla d'abord avec sa fille, mais sans suçoirs. Cam, cependant, se plaignait et demandait à l'imiter. La marâtre mêla des haricots et du sésame (4), et lui dit que lorsqu'elle les aurait triés, elle pourrait y aller. Le génie envoya une troupe de pigeons pour l'aider dans cette opération ; mais la marâtre ne voulut pas encore la laisser aller, prétendant que les pigeons avaient mangé son grain. Le génie fit rendre par les pigeons le grain qu'ils avaient mangé et la marâtre permit enfin à Cam de se rendre au palais. Là, elle essaya le soulier qui se trouva juste à son pied, et le fils du roi la prit pour femme.
Un jour, on lui fit dire de venir à la maison de son père qui était malade. Le père était couché et sa femme avait mis sur le lit des oublies (5) qu'il brisait en se retournant. Le marâtre dit à Cam que ce bruit était produit par le froissement des os de son père, qu'il était accablé par la maladie et avait fantaisie tantôt d'une chose, tantôt d'une autre ; pour le moment, il voulait de l'arec frais, et elle ordonna à Cam d'aller en cueillir sur l'arbre. Cam se dépouilla de ses vêtements de princesse et grimpa sur un aréquier (6). Mais Tam coupa l'aréquier sur lequel elle était montée, de sorte qu'elle tomba et se tua.
Tam revêtit les habits de Cam et alla se présenter à sa place au fils du roi, mais celui-ci ne voulait pas d'elle et regrettait toujours sa première femme (7).
Tam avait lavé les habits de son mari et les mettait à sécher. Cam, transformée en hoanh hoâch (8), se mit à crier : « Hoanh hoâch, lave proprement ces habits, fais-les sécher sur une perche, ne les fais pas sécher sur une palissade pour les déchirer, ces habits de mon mari. » Le fils du roi dit au hoanh hoâch : « Si je suis ton mari, entre dans ma manche ; si je ne suis pas ton mari, sors de ma manche. » Le hoanh hoâch entra dans la manche de l'habit du fils du roi ; celui-ci prit l'oiseau et le nourrit ; mais un jour qu'il était absent, Tam s'en empara, le tua et le mangea. Quand le fils du roi revint, il demanda où était le roi. Tam lui répondit : « Je suis enceinte, j'ai eu une envie et j'ai mangé l'oiseau. » Le fils du roi lui demanda : « Puisque tu as mangé l'oiseau, où as-tu jeté ses plumes ? » Elle lui répondit qu'elle les avait jetées derrière la palissade. Le fils du roi alla en cet endroit et vit qu'il avait poussé une pousse de bambou fraîche et forte.
Un jour, pendant que le fils du roi était à la chasse, Tam coupa la pousse de bambou, la fit cuire et la mangea. Elle jeta l'écorce et de cette écorce naquit un thi (9) ; le thi porta un beau fruit. Tam voulut le manger, mais elle ne put le cueillir.
Une vieille mendiante avait l'habitude de venir s'asseoir sous ce thi. Voyant ce beau fruit, elle en eut envie et dit : « O thi ! puisse-t-il se faire que ce thi tombe dans la besace de la vieille I » Le fruit tomba dans la besace de la vieille ; elle le rapporta chez elle et le mit dans un pot avec du riz. Pendant que la vieille était dehors à mendier, Cam sortait du fruit, faisait cuire du riz et nettoyait la maison. La vieille, étonnée de ce prodige, se cacha et la surprit. Cam alors lui raconta son histoire, et la vieille la garda comme sa fille adoptive. Vint le jour anniversaire de la mort du mari de la mendiante. Celle-ci dit à Cam : « Je ne sais comment faire pour offrir le sacrifice à ton père (adoptif), je n'ai pas d'argent. » Cam lui dit : « Ma mère, ne vous inquiétez pas ; lorsque viendra le terme, il y aura tout ce qu'il faudra. » Pendant la nuit, elle éleva un autel en plein air et adressa ses vœux au génie (qui l'avait protégée antérieurement). Celui-ci lui donna immédiatement tout ce qu'elle désirait.
Après l'offrande, Cam dit à la vieille d'aller inviter le fils du roi à venir prendre part à son festin. Le fils du roi se moqua de la vieille mendiante, lui demandant ce qu'elle avait de beau pour venir ainsi l'inviter. « Si vous voulez que je vienne, lui dit-il, tapissez-moi tout le chemin de soie brodée, couvrez la porte d'ornements d'or. » La vieille alla rapporter à Cam ce que lui avait dit le fils du roi. Celle-ci répondit : « Peu importe, invitez-le à venir. »
« Il sera fait comme il a dit. » Elle adressa ses vœux au génie qui tapissa le chemin de soie, couvrit la porte d'ornements d'or.
Quand le fils du roi arriva dans la maison de la vieille, il vit une boîte qui contenait des chiques de bétel parfaitement confectionnées (10). Il demanda à la vieille qui les avait faites. Celle-ci entra dans l'appartement intérieur et demanda à Cam ce qu'il fallait répondre. Cam ordonna de répondre qu'elle avait fait les chiques elle-même. Le fils du roi alors ordonna d'en faire une pour voir. Cam se transforma en mouche et se mit à voler autour de la vieille pour l'aider à faire la chique. Le fils du roi voyant cette mouche reconnut que c'était elle qui donnait cette faculté à la vieille, il la chassa donc d'un coup d'éventail et la vieille se trouva incapable d'aller plus avant.
Le fils du roi fit de nouvelles questions à la vieille, et celle-ci, effrayée, avoua la vérité et dit que c'était sa fille qui avait fait les chiques. Le fils du roi lui ordonna de faire venir sa fille et en elle il reconnut aussitôt la femme qu'il avait perdue. Cam lui raconta toutes ses aventures et le fils du roi ordonna à la vieille de la ramener chez lui. Lorsque Tam vit revenir sa sœur, elle feignit une grande joie :
— Où avez-vous été depuis si longtemps ? lui demanda-t-elle. Comment faites-vous pour être si jolie ? Dites-le-moi que je fasse comme vous.
— Si vous voulez être aussi jolie que moi, lui répondit Cam, faites bouillir de l'eau et jetez-vous dedans. »
Tam la crut, elle se jeta dans de l'eau bouillante et mourut. Cam fit saler sa chair et l'envoya à sa mère. Celle-ci crut que c'était du porc et se mit à en manger. Un corbeau perché sur un arbre cria : « Le corbeau vorace mange la chair de son enfant et fait craquer ses ossements. » La mère de Tam entendant ce corbeau se mit en colère et lui dit : « C'est ma fille qui m'a envoyé de la viande, pourquoi dis-tu que je mange la chair de ma fille ? » Mais quand elle eut fini la provision, elle trouva la tête de Tam et sut ainsi qu'elle était morte.
Remarques de l'auteur
1) Cam est le son. Tam les brisures de riz.
2) De jasmin suivant d'autres.
3) Ce nom désigne les Gobiidés, le Gobius hiocellatus est le plus commun.
4) D'autres disent du riz glutineux.
5) Banh tran. Ce sont des gâteaux minces et ronds en forme de crêpes que l'on voit partout sur les marchés. Ils sont secs et cassants.
6) D'après une autre version, à mesure que l'on coupait un aréquier. Cam sautait sur un autre, les arbres étant assez rapprochés dans les plantations, de sorte qu'il fallut couper tous les aréquiers du jardin pour venir à bout de la tuer. C'est là sans doute un enjolivement ou une réponse à quelque objection.
7) Il y a ici des variations assez considérables. D'après les uns, ces deux jeunes filles sont sœurs de père, et il est admis implicitement qu'elles se ressemblent assez pour que Tam puisse tenter de se substituer à sa sœur. Dans notre texte, au contraire, elles sont étrangères l'une à l'autre, mais on ne voit pas pourquoi le fils du roi accueille Tam, tout en restant fidèle au souvenir de Cam ; cela se comprend d'autant moins que les mariages avec une belle-sœur sont très mal vus et même interdits. L'autre version nous parait donc plus plausible.
8) Ou quanh quach ; c'est le nom d'un oiseau, tiré de ton cri.
9) [...] C'est un fruit jaune, d'une odeur pénétrante qui [ressemble à] celle du coing. L'on en voit sur les marchés deux et même trois variétés ; deux d'entre elles, qui ont la forme aplatie de la pomme et ne diffèrent que par leur grandeur, n'ont pas de pépins, la chair est compacte. L'autre variété plus grosse, globuleuse, a une espèce de pulpe au milieu de laquelle se trouvent de gros noyaux dont la chair blanche et nacrée est très dure. Le germe apparaît à l'une des extrémités de la graine. Quand on l'en a dégagé avec soin, il ressemble, disent les Annamites, à une silhouette de femme. On pourrait mieux le comparer à un insecte (une cicindèle par exemple, moins les antennes) vu de dos. Lorsque des enfants passent sous un thi, ils tendent un pan de leur robe, sifflent pour appeler le vent et crient : « Trai thi ! rôt bi bâ gia ! » Thi, tombe dans la besace de la vieille !
10) C'est un grand art et qui n'est pas donné à tous de confectionner une chique de bétel qui réponde à toutes les exigences. Dans l'Annam on fait les chiques de forme régulière et beaucoup plus petites que dans nos provinces. L'on n'offre pas non plus tout un plateau de feuilles et d'arec, mais un petit nombre de chiques ; à leur élégance on reconnaît la main des demoiselles de bonne maison.
Histoire de Con Tam et de Con Cam (II) dans Cambodge : Contes et légendes (1895) recueillies et publiées en français par Adhémard Leclère, Paris, Librairie Émile Bouillon, p. 92-98.
Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 :
https://archive.org/details/cambodgecontese01feergoog/page/n129/mode/2up
Adhémard Leclère (1853–1917) est un journaliste, homme politique, poète, ethnographe et administrateur colonial français. Il réside au Cambodge de 1886 à 1911. Là-bas, Leclère étudie les traditions des Khmer.ères, leur langue, leur religion et l’histoire de leur pays, qui lui inspirent de nombreux articles et ouvrages. Il collecte également des récits populaires qu’il transcrit, traduit, annote et compile dans plusieurs recueils. Leclère rassemble par ailleurs près de 800 objets, comme des médailles, des armes, des bijoux, des vêtements, des instruments de musique, des dessins, des aquarelles et même des artefacts préhistoriques. Ces objets sont aujourd’hui conservés au musée des Beaux-Arts et de la Dentelle d’Alençon. Ils constituent « l’une des plus riches collections d’objets cambodgiens (mais aussi, plus largement, indochinois) » en France. Malgré le manque de rigueur de Leclère, qui commet parfois des erreurs factuelles dans ses textes, les spécialistes des études khmères s’appuient encore sur ses ouvrages, considérés comme de précieux outils de travail, pour réaliser leurs recherches. De fait, il a préservé des pans entiers de la culture khmère avant la Guerre Civile (1970 -1975), le génocide des Khmers rouges (1975-1979) et la guérilla menée par les partisans de Pol Pot jusqu’en 1999. L’œuvre monumentale de Leclère s’inscrit toutefois dans un contexte colonial. Il convient donc de l’appréhender avec une distance critique en tenant compte de ses biais culturels.
Le fonds des manuscrits d’ Adhémard Leclère est disponible sur le site de la Médiathèque d’Alençon, consulté le 29 octobre 2025 : https://bibliotheque-numerique-patrimoniale.cu-alencon.fr/Fonds-Adhemard-Leclere
"[…] Ce sont au total 17 000 feuillets comprenant plusieurs textes inédits de Leclère, certains d’un grand intérêt pour l’histoire de la société khmère sous domination coloniale, mais aussi, et surtout, des documents cambodgiens de première importance, manuscrits narratifs traditionnels ou documents de la pratique administrative et royale dont l’étude sera nécessaire pour améliorer notre connaissance de l’histoire du Cambodge aux époques moderne et contemporaine."
Sur Adhémard Leclère :
Tranet (M.), Adhémard Leclère : sa vie, ses travaux, 1984.
"Leclère (Adhémard)", notice écrite pour le Dictionnaire de biographie française, Paris, Ed. Letouzey et Ané :
http://alencon-histoire.chez-alice.fr/leclereadhemar.htm
Didier Thimonier, « Les Cahiers de Péninsule n°12 : Un partageux au Cambodge : biographie d'Adhémard Leclère (Grégory Mikaelian) », 2011, GIS Asie, French Academic Network on Asian Studies, article consulté le 29 octobre 2025 :
Grégory Mikaelian (21/03/2022), « LECLÈRE Adhémard » (FR) in Collectionneurs, collecteurs et marchands d'art asiatique en France 1700-1939 – INHA, article consulté le 29 octobre 2025 :
http://agorha.inha.fr/detail/702
Fonds Adhémard Leclère, Bibliothèque numérique patrimoniale, CUA (Communauté urbaine d’Alençon), site consulté le 29 octobre 2025 :
https://bibliotheque-numerique-patrimoniale.cu-alencon.fr/Fonds-Adhemard-Leclere
Histoire du Cambodge :
Isabelle Lassalle, Céline Leclère, « 1975-1979, le génocide des Khmers rouges au Cambodge », publié le 30 juillet 2007, mis à jour le 7 avril 2025, radiofrance, franceculture, article consulté le 29 octobre 2025 :
Damien Corneloup, « Cambodge, La révolution meurtrière », Mémoires d'Indochine, le 5 février 2019, hypothèses, article consulté le 29 octobre 2025 : https://indomemoires.hypotheses.org/33737
Si vous connaissez des représentations iconographiques du conte ci-dessus, n’hésitez pas à me contacter pour me partager vos références.
Si vous souhaitez découvrir d’autres versions de Cendrillon (AT 510 A : "L'héroïne persécutée"), je vous invite à lire le recueil éponyme d’Isabelle Genlis, conteuse et comédienne. Vous y trouverez des Cendrillons japonaises, cambodgiennes, indonésiennes, vietnamienne, chinoise, thaïlandaise, birmane, coréenne et tibétaine.
Je vous recommande également Tam et Cam, la Cendrillon vietnamienne, un spectacle d’Isabelle Genlis en duo avec Hô Thuy Trang à la cithare et en trio avec Thanh Nam Mai aux flûtes et aux percussions. Il est disponible en CD.
Vous trouverez l'intégralité du recueil Cambodge : Contes et légendes sur archive.org (Le Perroquet et la Merle ; Tête à tête ; Les quatre pattes du chat, etc.).
Si vous repérez des erreurs dans les textes et les informations partagées sur ce site, merci de me les signaler.
© 2025. Tous droits réservés.
