Boulané et Senképeng (1)
Ce récit véhicule des stéréotypes sexistes. Je vous recommande de le lire avec une distance critique et d’interroger les imaginaires qu’il convoque.
Il y avait une fois une fille de chef nommée Senképeng ; son père avait un serviteur nommé Mapapo. Boulané envoya une grande sécheresse sur tout le pays (2) ; il n’y pleuvait plus jamais, toutes les sources tarirent; partout on ne trouvait plus une goutte d’eau. Les gens essayèrent de tuer des bœufs et de presser l'herbe contenue dans leur estomac pour en tirer un peu d'eau ; mais même là ils n’en purent trouver. Un jour Rasenképeng (3) dit à Mapapo : « Va chercher de l’eau ; peut-être en trouveras-tu quelque part. » On prépara une grande expédition ; on chargea sur les bœufs de somme de la farine, toutes sortes de vivres et une grande quantité de calebasses pour puiser de l’eau. Mapapo et ses compagnons voyagèrent fort longtemps sans en rencontrer ; enfin Mapapo monta sur une haute montagne, et loin, bien loin, au fond d’une gorge, il vit briller de beau. Alors il redescendit de la montagne et marcha dans la direction de cette eau jusqu’à ce qu’il l’eut trouvée.
Il se pencha pour boire, mais le maître des eaux le frappa sur la bouche et l’empêcha d’en boire; il essaya d’en puiser dans ses mains, cette fois encore le maître des eaux l’empêcha d’en boire. Mapapo se releva tout étonné et dit au maître des eaux (4) qui restait toujours invisible : « Seigneur, pourquoi m’empêches-tu de boire ?» Le maître des eaux dit : « Je te permettrai d’en boire, Mapapo, si tu me promets de persuader Rasenképeng de me donner Senképeng en mariage. S’il refuse de me l’accorder, toute sa tribu mourra de soif avec tout le bétail. » Mapapo lui répondit : « Je le lui dirai ; mais permets-moi maintenant de puiser de cette eau. » Le maître des eaux le lui permit. Alors Mapapo se mit à en boire ; il but, il but jusqu’à ce que sa soif fût assouvie. Il remplit ensuite d’eau toutes les calebasses qu’il avait apportées, puis il vida le tabac qu’il avait dans sa tabatière et y versa de l’eau. Puis il chargea les calebasses sur son dos et marcha toute la nuit pour retourner chez son maître.
Il y arriva avant le jour. Dès qu’il fut arrivé il se présenta chez Rasenképeng et lui dit : « Voici de l’eau, chef. » Il ajouta : « Le maître des eaux te fait dire qu’il veut épouser Senképeng. Si tu refuses de la lui accorder, ton peuple tout entier périra avec tout ton bétail; il ne restera pas une âme vivante. » Alors on fit appeler Senképeng ; son père lui dit : « C’est à cause de toi que nous manquons d’eau ; c’est à cause de toi que tout mon peuple périt. Mapapo me dit que le maître des eaux veut t’épouser ; si on refuse de t’envoyer chez lui, mon peuple tout entier périra par ta faute. » Senképeng répondit : « Non, le peuple ne périra pas par ma faute ; vous pouvez me conduire vers le maître des eaux. »
Le lendemain, dès qu’il commença à faire jour, Rasenképeng fit appeler son peuple tout entier et lui raconta tout ce que Mapapo lui avait rapporté. Le peuple consentit à tout; puis on rassembla des bœufs de somme, on moulut des masses de farine, on tua du bétail en quantité ; on chargea la viande et la farine sur des bœufs de somme et l’on choisit des jeunes gens et des jeunes filles pour accompagner Senképeng. Tout ce monde se mit en route conduit par Mapapo ; c’était lui qu’on avait chargé de mener Senképeng à son mari. Quand ils furent arrivés à l’endroit fixé, ils déchargèrent leurs bœufs et déposèrent à terre les vivres qu’ils avaient apportés ; il n’y avait rien en cet endroit, pas même une seule petite hutte. Les compagnons de Senképeng restèrent longtemps avec elle sans voir personne. Vers le soir ils lui dirent enfin : « Il nous faut maintenant partir et retourner chez nous. » Senképeng leur répondit : « C’est bien, vous pouvez aller. »
Ils partirent ; elle resta seule. Alors elle demanda à haute voix : « Où coucherai-je ? » Une voix répondit : « Ici même. » Senképeng demanda : « Ici même ? Où ? » La voix reprit : « Ici même. » Senképeng se tut ; elle resta longtemps silencieuse, puis elle demanda de nouveau : « Où coucherai-je ? — Ici même. — Ici même ? où ? — Ici même. » Elle reçut toujours la même réponse, jusqu’au moment où le sommeil la saisit, et où elle s’endormit. Elle dormit profondément. Elle se réveilla et vit qu’il allait pleuvoir. Elle demanda : « Il pleut; où coucherai-je ? » La voix répondit : « Ici même. — Ici même ? Où ? — Ici même. » Elle s’endormit de nouveau et dormit jusqu’au matin. A son réveil elle vit qu’elle était couchée dans une hutte ; elle avait des couvertures, de la nourriture, il ne lui manquait rien. Mais le maître de la hutte restait invisible, Boulané-a-boula-ntlo-é-ditholé (5) ; elle ne voyait personne, la seule chose qu’elle pouvait voir c’était la hutte où elle était et les effets qui s’y trouvaient.
Elle vécut longtemps dans cette hutte, sans voir personne, y demeurant tout à fait seule. Enfin elle devint enceinte, sans avoir cependant jamais vu un homme auprès d’elle (6). Le mois qu’elle devait accoucher, sa belle-mère Maboulané vint vers elle pour l’assister. Alors Senképeng mit au monde un petit garçon. Lorsque l’enfant eut un peu grandi, Maboulané retourna chez elle, laissant sa belle-fille seule comme auparavant. Un jour Senképeng dit : « Peut-être puis-je aller chez moi faire visite à mes parents ; j’ai un vif désir de les revoir. » La voix répondit : « Tu peux y aller. » Le lendemain elle partit et alla chez ses parents. Dès qu’elle arriva, on cria de tous côtés : « Voici Senképeng; c’est bien elle qui arrive, et même elle a maintenant un petit garçon. » Elle resta quelques jours à la maison ; quand elle partit, sa petite sœur, Senképényana, lui dit : « Je veux aller avec toi. »Senképeng lui répondit : « C’est bien ; partons ensemble ; en effet, je suis bien seule. » Elles arrivèrent à la hutte de Senképeng et y passèrent la nuit. Le lendemain la sœur aînée dit à la cadette de garder son enfant pendant qu’elle irait aux champs.
L’enfant pleura ; Senképényana le battit et lui dit : « Enfant dont personne n’a vu le père ! personne ne peut -même dire où il est. » Le père de l’enfant entendit tout ce que disait Senképényana. Un jour encore Senképeng dit à sa sœur : « Reste avec l’enfant, pendant que je vais à la fontaine. » L’enfant pleura ; Senképényana le battit et lui dit : « Enfant dont personne n’a vu le père ! personne ne peut même dire où il est. » Elle gronda l’enfant ; à plusieurs reprises de la même manière. Quand elle voulut entrer dans la hutte et en ouvrit la porte, elle vit un homme qui se tenait assis tout au fond de la hutte. Cet homme lui dit : « Apporte-moi mon enfant; pourquoi le grondes-tu toujours, disant que personne ne sait qui est son père ? C’est moi qui suis son père. » Senképényana vit que Boulané était vêtu d’une couverture de fer qui brillait tant qu’elle l’aveuglait (7) ; elle voulut sortir et se heurta contre la paroi de la hutte, puis quand elle fut un peu remise, elle sortit et s’enfuit au plus vite.
Senképeng arriva, déposa son pot d’eau, prit un balai et se mit à balayer le lapa. Boulané l’appela : « Senképeng, Senképeng. » Quand elle entra dans la hutte, elle fut effrayée et s’écria : « D’où vient cet homme tout brillant, vêtu d’une couverture de fer, qui tient mon enfant dans ses bras ? » Elle s’assit à terre. Boulané lui demanda : « Senképeng, qui est ton mari ? » Elle répondit : « Seigneur, je ne le connais pas. » Boulané lui demanda une seconde fois : « Senképeng, qui est ton mari ? » Elle répondit : « Seigneur, je ne le connais pas. »
Alors il lui dit : « C’est moi qui suis ton mari ; c’est moi qui suis Boulapé-oa-séhana-basadia-boula-ntlo-é-ditholé (8) ; c’est moi qui suis ton mari. Ta sœur, que tu as amenée ici, grondait toujours mon enfant et lui disait que personne n'avait jamais vu son père ; c’est moi qui suis son père. » Ce jour-là pour la première fois Senképeng vit son mari ; Boulané prit une couverture de fer et en revêtit son enfant. A partir de ce jour, Boulané resta auprès de sa femme et ne disparut plus. Le même jour apparut en cet endroit un grand village avec une grande quantité de bœufs, de vaches, de moutons, de grandes corbeilles pleines de sorgho ; tout cela sortit de dessous la terre. Maintenant Senképeng comprit qu’elle était réellement la femme d’un grand chef, et elle régna sur un peuple nombreux.
Remarques de l'auteur
1) Je possède de ce conte une autre version, dans laquelle la jeune fille porte le nom de Motsésa (celle dont on rit). La version que je donne ci-dessus m’a été fournie par M. Dieterlen.
2) Dans le conte de Modisa-oa-dipodi le mari de celle-ci possède le même pouvoir.
3) C’est-à-dire le père de Senképeng.
4) Dans l’autre version c’est un serpent jaune qui se tient dans la source et qui empêche Mapapo de boire.
5) Ce sont les premiers mots des thoses ou chant de louanges de Boulané ; littéralement : « Boulané qui ouvre une hutte pleine de poussière. »
6) Cf. le conte de Modisa-oa-dipodi où nous trouvons une situation toute semblable.
7) Dans le conte de Modisa-oa-dipodi nous voyons un homme dont tout un côté du corps est en fer brillant, tandis qu’ici Boulané est simplement représenté revêtu d’une couverture de fer.
8) Littéralement : « Boulané celui qui refuse de se marier, qui ouvre une hutte pleine de poussière. »
Boulané et Senképeng dans Contes populaires des Bassoutos (Afrique du sud) recueillis et traduits par E. Jacottet, Paris, Ed. Ernest Leroux, 1895, p. 178-186.
Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 : https://archive.org/details/contespopulaires00jaco/page/178/mode/2up
Édouard Jacottet, né en 1858 et mort en 1920, est un linguiste, folkloriste et missionnaire protestant suisse. Il est envoyé au Lesotho (anciennement Basutoland), en Afrique australe, par la Société des missions évangéliques de Paris. Jacottet y rencontre le peuple des Bassoutos (ou Basotho) dont il découvre les mœurs et les coutumes. Désireux au départ d’« apprendre à fond la langue du pays, [le sessouto, et de la] pénétrer complètement », il recueille une vaste collection de récits traditionnels qu’il transcrit, traduit et annote. Dans l’introduction des Contes populaires des Bassoutos, Jacottet explique que « la civilisation [européenne] et le christianisme tendent à modifier [le folklore du sud de l’Afrique], sinon à le supprimer complètement » dès le XIXème siècle. Voyant que « les jeunes gens ne connaissent presque plus [les] anciens » récits traditionnels de leur peuple, il se hâte alors de solliciter les « vieux et surtout [les] vieilles » pour collecter, et donc préserver, les histoires dont ielles se souviennent.
Les Contes populaires des Bassoutos de Jacottet, qui paraissent en France en 1895, constituent une source précieuse d’informations sur la culture sotho. Cependant, malgré la qualité de son travail, celui-ci s’inscrit dans un contexte colonial. Il convient donc d’appréhender les textes de Jacottet avec un regard critique en tenant compte de leurs biais culturels.
Edouard Jacottet, Contes populaires des Bassoutos (Afrique du sud), introduction, p. I-XXIII.
Site archive.org, consulté le 29 octobre 2025 : https://archive.org/details/8ZSUP309_20/page/n15/mode/2up
Site laboutiqueafricavivre.com, consulté le 29 octobre 2025 : https://www.laboutiqueafricavivre.com/livres/9879-contes-sotho-d-afrique-australe-9782811112615.html
Site www.pave.fr, consulté le 29 octobre 2025 : https://www.pave.fr/listeliv.php?form_recherche_avancee=ok&auteurs=edouard-jacottet
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Vous trouverez l’intégralité du recueil Contes populaires des Bassoutos (Afrique du sud) sur archive.org (L’oiseau qui fait du lait ; Polo et Khoahlakhoubedou ; Koumongoé ; Mosimodi et Mosimotsané, etc.).
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