L'âme du premier violon
Un ce douzième jour de septembre de l'an 1516, on fêtait à Fontainebleau l'anniversaire de la naissance du roi François Ier”. La nuit était chaude et une brise très douce apportait les senteurs des feuilles de la forêt à peine jaunies par l'ardeur d'un été sur son déclin.
La Cour allait bientôt quitter ces délicieux parages où elle avait séjourné pendant la belle saison. Le Roi avait décidé de faire au château moult embellissements et adjonctions, grandes galeries, salles, librairie, chapelle, cabinets, commodités et il fallait céder la place aux architectes, peintres, sculpteurs et autres gens d'art et de sapience venus tout exprès des pays d'Italie. La fête avait donc la mélancolie des choses qui finissent : un bel été et un séjour embelli par tous les plaisirs et tous les agréments.
Afin de profiter du charme de la nuit, une grande tente avait été dressée sur le bord du bassin. Ce pavillon de toile, vaste comme un château, était orné, à l'intérieur, de belles tapisseries de Beauvais et de Flandre encadrées des velours de Gênes et des étoffes d'Orient les plus rares offertes par la Sérénissime République de Venise. De merveilleux tapis de Perse étaient étendus sur le sol en telle quantité que l’on croyait marcher sur des lits de plume.
Un des côtés de la tente donnant sur le bassin était ouvert et eût permis à la vue de s'étendre au loin sur la pièce d'eau et au delà sur la forêt, si les centaines de torches et de cierges qui éclairaient la fête n'eussent fait pâlir la lune et les étoiles.
La Cour était rassemblée; il y avait là des vieux hommes de guerre dont la rude allure s'était affinée au contact de la société italienne à laquelle ils avaient été mêlés pendant le dernier règne; il y avait de jeunes gentilshommes instruits de tous les secrets de l'’élégance, sachant aussi bien manier l'épée ou la lance de joute ou de combat que composer un poème en l'honneur d'une dame; il y avait enfin un essaim de femmes plus jolies et plus bravement habillées les unes que les autres.
Ce n'étaient que brocards de soie et étoffes d'or incrustées de pierreries, ajustements de velours, ornements d'hermine et de petit-gris, bijoux ciselés apportés par les navigateurs du royaume de l'Inde.
Parmi ces dames et ces gentilshommes évoluaient des artistes italiens autour desquels on se pressait pour les entendre parler de leur belle patrie où venait de renaître la douce civilisation antique.
De tous, le plus fêté était certainement Leonardo da Vinci, le divin Léonard, arrivé tout récemment des États de Toscane et auquel le Roi avait offert, en plus d'une pension, le joli château de Cloux, près d'Amboise.
Le grand artiste, en même temps peintre, architecte et sculpteur, doublé d'un grand savant, avait de peu dépassé la soixantaine; ses traits étaient d'une rare beauté. Bien qu'il portât une longue barbe blanche et qu'il affectât dans son habillement une sévérité un peu désuète, son aspect respirait la jeunesse.
Il était assis sur un tabouret, ayant à ses pieds son bel élève Francesco Melzi, dans la gloire de ses vingt ans, et ce groupe charmait tous les yeux.
On se pressait autour du maître et de son disciple, cent questions jaillissaient à la fois des plus jolies lèvres, et à toutes Léonard de Vinci répondait d'un mot de sa voix grave et chantante ou tout au moins d'un sourire.
— Est-il vrai qu'isabelle d'Este est tant belle que vous l'avez représentée ?
— Pour quel motif n'avez-vous point achevé la statue du seigneur duc François Sforza ?
— Cette statue a-t-elle véritablement, comme on le prétend, quarante pieds de haut du sabot de son cheval à la plume de son heaume?
— Peut-on vraiment voler dans les airs à la façon des oiseaux ?
C'était là un sujet qui passionnait le Florentin ; il avait entrepris sur le vol des oiseaux de profondes études, aussi sur ce dernier point se mit-il à parler longuement à un auditoire qui buvait ses paroles. Chacun croyait dès le lendemain imiter l'aigle ou l'épervier et s'élancer à la conquête du ciel. Le fâcheux exemple d'Icare ne refroidissait aucun enthousiasme.
L'entrée du Roi arrêta ces propos.
François 1°" était alors dans tout l'éclat de sa jeunesse; d'une splendide stature, il dépassait de près d'une tête les hommes de son entourage. Il portait des chausses et un pourpoint de satin blanc et un court mantelet broché d'argent pendait sur ses épaules; il était coiffé d'une toque ponceau garnie d’une plume blanche attachée par une agrafe où brillait une grosse émeraude.
Son visage, au grand nez droit, était souriant et amène; il saluait en s'avançant et disait aux dames des paroles douces et galantes.
À ses côtés venait la Reine, dame Claude de France, que la nature n'avait pas comblée de ses dons; elle dissimulait tant bien que mal sous l'ampleur de ses jupes une boiterie légère.
Le couple royal était escorté des plus grands du royaume, mais parmi eux on remarquait Triboulet, le fou du Roi, pauvre être chétif et contrefait qui rachetait sa disgrâce physique par un esprit caustique et souvent irrévérencieux.
Entre toutes les personnes rassemblées sous la tente, le souverain distingua d'abord Léonard de Vinci; il s'approcha de lui et lui parla familièrement.
— Je ne vois pas votre élève Francesco Melzi ; ne vous aurait-il pas accompagné ?
— Sire, il reviendra dans un instant. Mais plairait-il au Roi de venir vers le bassin ?
Cette requête étonna le Roi qui pourtant se laissa guider jusqu'au bord de la pièce d'eau et il s’accouda à la balustrade pour continuer la conversation commencée.
Alors, à l'extrémité opposée du bassin s’alluma comme une lueur blanche et douce et cette lueur se mit à glisser sur l'eau. Bientôt l’on distingua qu'il s'agissait d’un grand cygne blanc phosphorescent, vingt fois plus grand qu'un cygne véritable.
Le splendide oiseau avançait majestueusement de lui-même, d'un lent mouvement de ses pattes; il faisait onduler gracieusement son long cou, et parfois, trempait dans l'eau son bec lumineux. Lentement, il se rapprochait de l'endroit où se tenait le Roi; quand il fut près de la balustrade, il déploya tout à coup ses grandes ailes et en frappa l'air, tandis qu'il inclinait sa tête devant François ler.
Toute la Cour battait des mains, le Roi était ravi de cette surprise. Il devinait qu'il s'agissait d'une galanterie du merveilleux Florentin, aussi habile à créer des automates qu'à construire des palais, à peindre des fresques ou à modeler des statues; il se tourna donc vers lui pour le complimenter.
— Ce n'est pas tout, Sire, dit Léonard qui souriait dans sa longue barbe.
En effet, le cygne s'était encore approché du bord, à un endroit où des marches s'enfonçaient dans l'eau. Son dos s'ouvrit et l'on aperçut à l'intérieur, assise comme dans une gondole, la toute belle comtesse de Chateaubriand, vêtue d'une robe à l'antique et ses beaux cheveux blonds noués de rubans de perles.
À côté d'elle se tenait l'élève de Léonard, le jeune Francesco Melzi, qui, lui donnant la main, l'aida à sortir de l’oiseau-barque.
Les applaudissements redoublèrent, les cris d'admiration retentissaient de toutes parts; on voulait voir l'automate de plus près, on en demandait le secret au maître de Florence.
La voix aigre de Triboulet s'éleva au milieu de toute cette admiration :
— Messire Léonard, je devine bien pourquoi vous avez donné à votre oiseau l'apparence d'un cygne et non d'un oison.
— Adoncques pourquoi, maître fol ? demanda le Florentin.
— Parce que si vous aviez fait un oison, trop de grands personnages de la Cour y eussent vu leur image.
Le Roi rit de cette insolence de son bouffon et tous firent semblant de rire, car chacun savait qu'il ne servait de rien de se fâcher contre Triboulet, qui pouvait dire tout ce qui lui passait dedans la tête.
En rentrant dans le pavillon, les hôtes du Roi eurent la surprise de voir préparée une exquise collation à laquelle ils firent fort honneur. Léonard de Vinci se trouvait à la première place et François 1°” tint à le servir de sa main.
Mais voici qu'au moment où il allait goûter à ces mets délicats s'éleva une mélodie si belle et si émouvante que l'artiste ne put faire autre chose que l'écouter et que le Roi le voyant ainsi ne point toucher aux succulentes choses qui étaient devant lui s'enquit de sa santé.
— Ah! Sire, répondit Léonard, il n'est pas de pays au monde plus enchanteur que la douce France et en France rien qui surpasse votre Cour ; mais la musique que j'ai entendue m'a ravi au point que je me croyais au paradis.
A nouveau, les sons s'égrenèrent. Ils venaient d'un coin de la vaste tente où vingt-quatre jeunes filles, toutes jolies et toutes parées à ravir, jouaient du théorbe, du luth et de la viole. Cette harmonie d'instruments à cordes maniés avec un parfait ensemble était divine. Entre toutes les exécutantes, le Florentin en distingua une qui paraissait conduire ses compagnes : elle jouait de la viola d'amore. Ses gestes étaient si gracieux quand elle caressait les sept cordes de sa viole d'un archet si léger, si complet l'accord entre son attitude et les sons qu'elle tirait de l'instrument, si recueillie l'expression de son beau visage au teint mat encadré de bandeaux d'un roux ardent, de ce roux des patriciennes de Venise, qu'il semblait à l'artiste qu'elle incarnait la musique. Il eût voulu la peindre telle qu'il la voyait et il était persuadé que son tableau continuerait par les siècles à redire l'air tendre que chantait maintenant la viole d'amour.
Auprès du Florentin, Francesco Melzi se taisait également et Léonard vit que ses yeux ne pouvaient se détacher du groupe des musiciennes. Il toucha l'épaule du jeune homme; celui-ci se retourna étonné comme au sortir d'un rêve.
— Elle est si belle, Maître ! dit-il avec une sorte de dévotion dans la voix.
Le vieux peintre reconnut que son élève comme lui-même ne séparait pas l'artiste de son art. Quand la collation fut achevée et que les invités purent à nouveau se grouper sous la tente ou se répandre dans le parc, au gré de leur fantaisie, Léonard de Vinci demanda à un des gentilshommes du Roi, un de ceux qui étaient investis de la nouvelle charge des Menus Plaisirs, de lui faire connaître la jeune fille qui avec tant de talent dirigeait les musiciennes.
— Elle est de Mantoue, dit le courtisan, et elle se nomme Catarina Dardelli.
Quelques instants après, la joueuse de viole se trouvait devant Léonard de Vinci et Francesco Melzi. Elle était très émue, car la gloire du maître avait bercé son enfance dans la belle cité italienne où elle avait grandi.
Elle n'avait point songé alors qu'elle parlerait jamais à ce grand artiste, le commensal des podestats, des ducs et des rois et que ce serait lui qui lui adresserait une requête. Catarina rougit jusqu'à la racine de ses cheveux roux, quand elle entendit Léonard de Vinci lui demander dans la langue de son pays :
— Daigneriez-vous, belle jeune fille, venir avec moi dans mon domaine de Cloux, aux bords de la Loire, le fleuve majestueux ? J'ai formé le projet, si vous y consentiez, de faire de vous un tableau que je destinerais au palais du Roi de France et qui aurait pour nom : la Musique.
— Oh! Maître, que je voudrais vous obéir! Par malheur, je suis retenue à Paris et ne puis m'en éloigner.
— Un fiancé, sans doute, interrompit Melzi avec une fougue irritée.
— Non point, je suis venue en France avec mon frère Pietro. Peut-être avez-vous entendu parler de Pietro Dardelli, luthier à Mantoue?
Elle dit ces derniers mots avec orgueil. Elle était fière du noble art de son frère et elle espérait que sa réputation était arrivée jusqu'au maître florentin vers lequel elle levait les yeux.
— Ce nom ne m'est pas inconnu, répondit Léonard.
— Certes, continua la jeune fille, encouragée par ces mots, son renom n'égale pas celui des Amati, mais déjà notre père et notre grand-père étaient luthiers à Mantoue. Le noble comte Conceprio, un ami des artistes, avait pris ma famille sous sa protection; il venait passer de longues heures dans l'atelier où mon père construisait ses violes et ses théorbes et, lui-même, ne dédaignait pas de manier la gouge ou le rabot. Mais le comte est mort durant les guerres, son fils est allé se marier à Vérone, mon frère malade ne pouvait plus soutenir seul la lutte contre des gens puissants et riches comme les Amati; alors il a pensé à venir s'établir à Paris où l'on a le goût de la musique et où il lui semblait qu'il pourrait se faire une place.
— N'a-t-il pas réussi? demanda Léonard intéressé au sort de cette famille d'artistes.
— Non, dit tristement Catarina. Les musiciens aiment mieux faire venir à grands frais des instruments construits par les luthiers célèbres d'Italie et ils ne daignent pas visiter la pauvre échoppe de Pietro dans la rue Saint-Paul. Et puis, viendraientils, que Pietro ne peut travailler que lentement. Sa maladie s'aggrave de jour en jour. Alors, vous comprenez, Maître, que pauvre et malade, je ne puis le quitter.
— Vous avez raison, mon enfant, dit Léonard. Votre histoire m'a profondément touché, je vous promets que je ne vous abandonnerai pas et que je ferai pour vous ce qui sera en mon pouvoir.
Léonard de Vinci partit dès le lendemain avec son élève Francesco Melzi pour le château de Cloux, le splendide don du Roi. Dans cet adorable pays des bords de la Loire qui est comme le jardin de la France, le maître florentin vivait parmi ses disciples et il se plaisait d'autant plus dans son domaine qu'il y retrouvait les «lointains» bleus de la Toscane et les brouillards de l'Arno.
L'artiste dont l'activité était prodigieuse travaillait mal depuis son retour de Fontainebleau; il avait en tête un tableau qu'il ne parvenait pas à réaliser. Il faisait esquisse sur esquisse; il convoqua les jeunes filles les plus jolies de la région pour lui servir de modèle, mais dès que sa pensée se fixait sur le papier, il s'apercevait que ce n'était pas ce qu'il avait voulu.
— Non, certes, disait-il à Francesco Melzi, son bel élève, ce n'est point là ce que je rêve. GCelle-là est une jolie fille qui joue de la viole, ce n'est pas la Musique qui s'exprime par un corps et par un visage.
Et Melzi répondait :
— Non, maître, ce n'est pas cela.
Et leurs deux pensées se reportaient à ce soir de fête à Fontainebleau et Catarina Dardelli était sans cesse devant leurs yeux.
La rue Saint-Paul qui longeait la vieille demeure royale était maintenant bien abandonnée. Les rois avaient délaissé l'hôtel Sain£-Paul, incommode et laid, pour le Louvre que le roi François 1°" était précisément en train d'embellir et d'orner.
Au bout de la rue Saint-Paul, au coin du cimetière qui entourait l'église du même nom, se trouvait une maison qui avait jadis abrité un seigneur de la suite de l'archevêque de Sens, mais qui était devenu le refuge d'une quantité de petites gens, artisans ou clercs. Au rez-de-chaussée de cette croulante demeure, un peu en contre-bas de la rue, s’ouvraitun sombre logement composé de deux pièces et d'un méchant cabinet. Dans la salle qui donnait sur la rue et qu'éclairait, outre la porte, deux fenêtres basses, on pouvait voir, quand l'œil était habitué à la demiobscurité qui y régnait, un établi d'’ébéniste, des morceaux de bois épars en tous sens, des cordes de luth, des outils d'acier et il se dégageait de tout cela une odeur de vernis pénétrante et tenace. Aux murs étaient pendus des luths, des théorbes, des violes et des cithares dont les bois aux tons fauves accrochaient doucement les pâles rayons du jour.
C'était l'atelier de Pietro Dardelli, le luthier de Mantoue, qui avait apporté là les outils dont avaient usé son père et son grand-père, ainsi que leurs chefs-d'œuvre qui avaient été l'orgueil de leur famille.
En ce moment, assis à son établi, le jeune homme, — il n'avait pas vingt-cinq ans — travaillait à construire une viole de gambe. Ce travail l'absorbait et les couleurs de la fièvre animaient ses joues. Doucement, délicatement, amoureusement, il sculptait la table d'harmonie, amincissant certaines places, ménageant des épaisseurs selon des règles savantes qu'il avait dans la tête et qui étaient le produit de l'expérience des générations disparues. Un pli soucieux barrait son front comme s'il n'eût pas été content du résultat de son labeur, et, pourtant, il s’y acharnait.
De temps à autre, il portait son ouvrage près de la fenêtre, l'examinait minutieusement, puis il revenait prendre une gouge et à tous petits coups rectifiait une imperceptible erreur.
C'est dans cette occupation que le surprit sa sœur Catarina, qui rentrait de faire des acquisitions pour leur modeste souper.
— Comment te sens-tu, Pietro ? demanda la jeune fille qui, bien que la cadette de deux ans, enveloppait son frère d'une affection maternelle. As-tu toussé ? Te sens-tu las ?
Pietro releva la tête et sourit à sa sœur.
— Tu sais bien, ma Catarinetta, que lorsque je travaille, je ne souffre pas. As-tu vu dame Brigitte et sais-tu si elle veut toujours acheter le théorbe pour Madame d'Angevillers ?
La figure de la jolie Catarina se rembrunit : elle eut un geste de découragement bien bref, mais qui point n’échappa au regard de son frère.
— Non, je crois qu'il faut renoncer à cette vente, dame Brigitte en était désolée, car elle nous aime bien, mais sa maîtresse a un autre instrument en vue — et, tu sais, ces grandes dames sont capricieuses, — un instrument provenant d'un des grands ateliers d'Italie.
— C'est naturellement un théorbe d’Amati qu'elle veut acheter, ricana le luthier, toujours, même à Paris, nous rencontrerons Amati. Ses instruments sont-ils donc supérieurs aux miens? Ont-ils un son plus net, une résonance plus profonde, des harmonies plus délicates ?
Voyant qu'il s'énervait, Catarina prit une viole qui reposait sur une table, le dernier travail achevé par son frère, l'accorda, puis son archet se promena sur les cordes et elle en tira la jolie Canzonetta da Primavera que Desprez avait composée, lors de son arrivée en Italie.
Le pauvre malade écoutait cette musique comme ravi en extase. Quand sa sœur eut fini de jouer, il hocha la tête.
— Oui, le son de cet instrument est beau, il est profond, ses résonances sont pleines et pourtant il y manque quelque chose : il ne rend pas la plainte de la voix humaine. Si je savais réaliser ce que je rêve j'aurais créé le plus merveilleux des instruments de musique que rien ne viendrait détrôner. Je serais le premier luthier du monde et nous serions riches, très riches, tu ne serais plus obligée, ma pauvre Catarina, de travailler comme tu le fais.
Une quinte de toux vint interrompre Pietro ; il porta ses deux mains à sa poitrine que ravageait un feu intérieur. La sueur coulait sur son front, doucement sa sœur l'essuyait en essayant de le calmer par ces mots de douceur éternelle dont les femmes savent bercer les souffrances. Quand la quinte fut passée, Pietro se trouva faible et harassé; il tenta de sourire à Catarina d’un sourire bien triste et bien découragé.
— Tu vois, ma chère petite sœur, que ce n'est pas moi qui créerai ce merveilleux instrument auquel je pense.
— Pourquoi te décourager ainsi, Pietro ? Les bons jours reviendront après les mauvais; le maître Lionardo da Vinci m'a promis de ne pas nous abandonner, il tiendra sa promesse et il peut tout pour nous.
— Songe-t-il seulement encore à deux pauvres. Mantouans, lui qui vit dans la gloire et la beauté ?
Il n'avait pas fini de parler que la porte s'ouvrit et qu'un grand vieillard un peu voûté, appuyé sur l'épaule d’un jeune homme, descendit les marches venant de la rue.
Catarina se précipita au-devant de lui en criant :
— Maître, maître, vous ne nous avez pas oubliés !
Et montrant Pietro, elle ajouta :
— Voici mon frère, je lui disais à l'instant même que nous pouvions compter sur vous.
Le Florentin fut ému de la confiance de ces deux êtres en même temps qu'il avait grand'pitié de leur peine. Il discerna notamment sur le visage de Pietro les signes d’une maladie à laquelle nul ne résiste; il vit l'indigence de cet intérieur de deux enfants abandonnés sans soutien dans une grande ville et plus encore la détresse de l'artiste humilié par l'échec de ses espérances. En connaisseur, il examina les instruments achevés qui attendaient la vente et que personne ne venait chercher dans ce pauvre taudis. Il les palpa, les retourna, en apprécia le fini, la beauté, il caressa de la paume les caisses de résonance, les crosses recourbées, fit chanter les cordes, puis il vint à la viole dont Catarina jouait quelques instants auparavant et il demanda à la jeune fille de bien vouloir l'éssayer devant lui A nouveau, la Canzonetta da Primavera résonna, limpide et fraîche, éclairant la pauvre échoppe comme d'un rayon de soleil d'Italie.
Quand Catarina eut fini de jouer, des larmes coulaient des yeux du maître: il prit la viole de ses mains et dit à Pietro :
— Quel chef-d'œuvre qu'un instrument qui peut évoquer tant de choses !
Devant ce compliment, Pietro sentait renaître sa fierté et son courage.
— Maître, si cet instrument est beau, il est loin d'être parfait ; je songe à une viole plus courte, plus droite et n'ayant que quatre cordes. Les sons en seraient plus purs, n'étant pas alourdis par tant de résonances et je crois qu'avec cet instrument-là, on atteindrait à la perfection.
Il sortit d'un tiroir des esquisses, des croquis, des coupes qui montraient une connaissance approfondie de son art. Longuement, le maître les examina; n'avait-il pas lui-même, jadis, construit un luth d'argent pour Ludovic le Maure?
— Je crois comprendre votre idée, dit le maître de Florence, elle me séduit. Dans quelques jours, je reviendrai et je vous apporterai les épures de l'instrument auquel vous songez. A une condition, cependant.
— Laquelle? demanda Pietro, ravi et maintenant anxieux. Je souscris d'avance à tout ce que vous pouvez exiger.
— C'est que vous me vendrez le premier instrument que vous ferez d'après mes dessins et que vous me permettrez d'en acquitter le prix tout de suite.
— Je ne puis, Maître.
— Vous avez accepté mes conditions. Vous ne pouvez pas vous dédire.
Tout en parlant, Léonard déposait une bourse bien garnie sur un coin de l’établi.
La protestation de Pietro s’étouffa dans un nouvel accès de toux. Catarina accompagna jusqu'à la porte le grand artiste et son élève. Elle ne savait que balbutier des remerciements.
— C'est moi qui serai son obligé. Son idée bouleversera tout ce que nous savons en musique.
Quand elle fut revenue auprès de son frère, Catarina était pénétrée de reconnaissance envers Léonard, mais c'était l’image du beau Francesco Melzi qui brillait dans son cœur et le sourire qu'il lui avait adressé et le gracieux geste de sa main quand il s'était éloigné.
Tandis que Léonard, retiré à Cloux, délaissait ses pinceaux, travaillait à dégager les formules esquissées par le jeune luthier et à tracer des épures, Pietro avait vu son mal s'aggraver. Il ne faisait plus rien, une viole commencée restait inachevée sur son établi, et un luth attendait en vain sa dernière couche de vernis.
— Le maître à eu pitié, répétait-il constamment. Il a eu pitié de moi par affection pour toi. Il m'a fait l'aumône de son or, comme il m'a fait l'aumône d'une illusion.
Malgré les paroles si douces de Catarina, malgré ses soins de tous les instants, la fièvre ne laissait pas le jeune homme. Tantôt, en dépit de la fraîcheur de l'automne, il allait et venait à peine vêtu, tantôt, enveloppé de couvertures, il claquait des dents, pelotonné devant le feu.
Grâce aux libéralités de Léonardo, la jeune fille pouvait faire faire meilleure chère à son frère, mais il manquait d’appétit et, à chaque plat qu'il voyait, il évoquait dans son esprit l'idée d’une aumône humiliante.
Or, au bout de quinze jours, Léonard et Melzi revenaient. Précisément Pietro sortait d'une crise et il était dans ses plus mauvais jours. La vue du maître le rétablit, comme par enchantement.
— J'ai trouvé, du moins je le crois, dit Léonard de Vinci À vous maintenant de réaliser, si c'est réalisable.
Pietro s'était précipité sur les épures que lui tendait l'artiste.
— C'est ça, disait-il, transporté d'enthousiasme. C'est bien ça. Le manche assez long terminé par la crosse et ses quatre chevilles, le chevalet, la table et ses ouïes et surtout la forme fine, longue, légère...
— Combien de temps vous faut-il pour construire cet instrument ?
— Un mois. Dans un mois je vous le livrerail s'écria le jeune luthier dans le ravissement.
— Dans un mois nous reviendrons.
En partant, Léonard cacha à Catarina sa préoccupation. « Dans un mois, Pietro serait-il encore là ? »
Cette fois, avant de sortir de l'échoppe, Melzi baisa la main de Catarina Dardelli.
On eût cru, dès ce moment, que Pietro était guéri. I] chantait maintenant en travaillant, il souriait à son ouvrage, à sa sœur, à la fleur fraîche qu'elle lui rapportait chaque jour, il souriait à la vie.
Aucun bois n'était trop beau pour faire ce qu'il voulait faire, aucune précaution trop grande pour ajuster les pièces. Entre des centaines, il choisit les cordes. Il monta le sol, le ré, le la. Pour la chanterelle, le mi, dont le son devait être si haut et si pur que seul pourrait lui être comparée la voix des séraphins, il prit une corde si ténue qu'il semblait incroyable qu'elle ne cassât pas tandis qu'il la tendait.
Au bout de trois semaines, l'instrument était prêt. Il l'avait essayé. Ce fut pour lui et pour sa sœur un émerveillement, tellement était belle l'harmonie qui en sortait. Pourtant, il se refusa à ce que Catarina en tirât autre chose que des accords. L'instrument nouveau, le chef-d'œuvre de sa vie, devait chanter son premier chant devant le maître.
Pietro se mit à attendre.
Mais ses forces le trahirent. Un soir, la toux le reprit, une toux plus douloureuse, plus rauque que jamais et ses lèvres se teintèrent de sang. Catarina dressa dans l’échoppe le lit de son frère à côté du feu doux auprès duquel séchait son œuvre.
Chaque jour, Pietro toussait plus cruellement. Chaque jour, il s'affaiblissait davantage et sa sœur devait constamment prétexter des courses dans la rue ou dans les chambres pour qu'il ne la vît pas pleurer.
Puis elle revenait reprendre sa garde auprès du malade, en essayant de le distraire par des contes ou des histoires.
C'est ainsi qu'en une fin de journée de décembre les trouvèrent Léonard et Melzi. Il faisait sombre dans l'échoppe et seule la lueur du feu éclairait l'intérieur.
Le jeune luthier ne pouvait pas parler, mais il sourit aux visiteurs et leur montra l'instrument achevé.
Alors, Catarina le prit dans ses mains et se mit à jouer la Canzonetta da Primavera; jamais, jusqu'à ce jour, oreille n'avait ouï chose aussi belle, cela dépassait toute imagination. C'était si merveilleux que les deux artistes et le malade pleuraient de douces larmes en écoutant ce chant comme celui d’une voix humaine.
On entendait le frémissement du vent dans les peupliers, le murmure de la source, le saut des elfes des pizzicati, puis, sur la chanterelle, la plainte d'une âme qui pleurait le printemps évanoui.
À la dernière note de la mélodie, il y eut un craquement faible, une note plus haute, la chanterelle s'était brisée. Les yeux se tournèrent vers Pietro. Il était immobile.
Avec la dernière note, le luthier avait rendu le dernier soupir, l'âme du jeune artisan s'était envolée avec l'âme du premier violon.
Dans une salle du Musée du Louvre, on peut voir un tableau qui représente une femme divinement belle qui joue du violon.
Ce tableau est de Francesco Melzi. Celle qu'il peignit était sa femme, Catarina Dardelli, qui joua la Canzonetta da Primavera sur le premier violon devant Léonard de Vinci, le grand Florentin. Cet instrument, établi sur les données du maître, avait été construit dans une pauvre échoppe de la rue Saint-Paul par le petit luthier de Mantoue, Pietro Dardelli.
L'âme du premier violon (X) dans Contes et légendes de Paris et de Montmartre (1962) recueillies par Charles Quinel et Adhémar de Montgon, Paris, Ed. Fernand Nathan, p. 167-189.
Site archive.org, consulté le 12 septembre 2025 :
https://archive.org/details/contes-et-legendes-de-paris-et-de-montmartre/page/166/mode/2up
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